
chrétiens ou des infidèles? » Au Nedjed, il n’est personne qui ne
soit convaincu que les trois quarts des hommes ont adopté le
mahométisme. Les Wahabites condamnent au feu éternelles neuf
dixièmes de la population du globe ; mais ils s’imaginent n envoyer
en enfer qu’un groupe insignifiant d’incrédules endurcis, qui ont
obstinément fermé les yeux à la brillante lumière du Coran,
dont l’horizon humain réfléchit depuis des siècles les splendides
clartés, de l’Orient à l’Occident. Il est heureux pour les fils
d’Adam que leur juge soit un Dieu et non pas un homme. De
semblables absurdités montrent une fois de plus la justesse de ce
proverbe hindou : « L’homme est le pire ennemi de l’homme ; »
et si les grandes assises de l’univers étaient confiées à un arbitre
mortel, quels que fussent son pays, sa religion ou sa race, le
ciel courrait grand risque de demeurer vide, l’enfer de regorger
d’hôtes.
Néanmoins quelques musulmans, — familiarisés avec les
voyages et ayant vu * du vaste monde » plus que n'en rêve une
.correcte philosophie mahométane, — admettent, dans leur for
intérieur, des opinions différentes et beaucoup plus raisonnables.
A la même catégorie appartiennent les nombreux disciples
de l’école qui pense avec Ebn-Farid que, « si la mosquée est illuminée
par les versets du Coran, les paroles de l’Evangile n obscurcissent
nullement l’Église ; » ou bien encore « que la vie n est
pas une amère ironie, et que Dieu n’a pas créé tous les hommes
pour les rejeter, quand bien même leurs actions et leurs voies
ne seraient pas toujours les meilleures. » J’ai entendu des logiciens
orientaux aller jusqu’à résoudre les difficultés qui embarrassent
et poussent à l’absurde des cerveaux étroits et des coeurs
pusillanimes, en disant : « qu’après tout, le juge tiendra compte
de la connaissance, que des lois et des croyances positives ne
peuvent obliger ceux qui les ont ignorées; que les devoirs d un
homme sont proportionnés à ses lumières, et que quiconque
agit d’après sa conscience sera récompensé dans la vie future. »
Mais une telle doctrine est en opposition directe avec l’orthodoxie
mahométane, avec l’enseignement coranique, et ceux qui
la partagent ne doivent pas être regardés comme inspirés par le
véritable esprit de l’islamisme, ils en sont plutôt les adversaires.
Connaissant la diversité d’opinions qui existe chez la plupart
des musulmans au sujet de la classification des péchés, je tenais
beaucoup à apprendre de quel côté penchent les Wahabites.
La question était, on le comprend, d’un intérêt capital, car la
moralité d’un peuple se mesure nécessairement à ses croyances
sur cette matière. Feignant donc une vive anxiété, je confiai
à mon docte maître combien ma conscience était troublée par
la crainte de me rendre coupable d’une faute grave, lorsque
j ’aurais cru commettre seulement une légère offense. J’ajoutai
que, me trouvant dans une ville pieuse et orthodoxe, dans la
société d’un savant ami, j ’espérais mettre enfin mon esprit en
repos, et m’éclairer une fois pour toutes sur une affaire dune'
si haute importance.
Abdel-Kerim ne doutait pas de la sincérité de son élève, et il
ne voulait pas refuser de tendre une main secourable à un
homme qui se noie. Prenant donc un air de solennité profonde,
il me dit du ton grave et inspiré d’un oracle, que « le premier
des grands péchés consistait à rendre les honneurs divins à une
créature. » Ces paroles avaient particulièrement pour but de.
condamner la doctrine de£ musulmans ordinaires, qui, d’après
les Wahabites, se rendent coupables d’idolâtrie, et méritent les
peines éternelles en implorant l’intercession de Mahomet ou
d’Ali. Un cheik de Damas n’aurait pas donné une définition aussi
précise, il se serait contenté de répondre, qu’aux yeux d’Allah,
le plus grand des crimes est l’infidélité.
« Assurément, répliquai-je, l’énormité d’un tel crime ne fait
aucun doute; mais quel est le second des grands péchés?
— Boire la honte.
— Et le meurtre, et l’adultère, et le faux témoignage?
— Dieu est miséricordieux, » repartit l’interprète de la doctrine
wahabite, donnant ainsi à entendre que c’étaient de simples
bagatelles.
* Ainsi il n’y a que deux péchés graves : le polythéisme et la
passion de fumer? » continuai-je, quoique j ’eusse beaucoup de
peine à me contenir plus longtemps. Abdel-Kerim me répondit
avec un grand sérieux que j’étais dans le vrai.
Avant de quitter ce sujet, j ’ajouterai quelques mots d’explication.
La doctrine nedjéenne, qui s’est inspirée de l’esprit même
du Coran, suffit pour faire comprendre l’importance attribuée
au premier des deux grands péchés, le sherk (littéralement asso