
Le premier ministre tint quelques-unes des promesses qu’il
nous avait faites. Il eut soin que nous fussions abondamment
pourvus de viande et de café, seul luxe du Nedjed; il nous
donna aussi une somme d’argent assez considérable que j ’acceptai
avec empressement dans l’espoir de diminuer ses soupçons.
Ce fut en vain. Ses yeux se fixaient sans cesse sur moi avec l’expression
inquiète d’une personne qui aperçoit sous des eaux profondes
un objet suspect qu’elle cherche vainement à distinguer;
toutefois la sympathie que lui inspirait notre parité supposée
d’origine l’inclinait vers la bienveillance.
Pendant ce temps Mahboub et Abdallah s’égayaient sans pitié
aux dépens du naîb qui, en retour, les raillait et les méprisait.
Désespérant d’intéresser Feysul à sa cause, l’envoyé persan résolut
d'essayer sur Abdallah le pouvoir de son éloquence. Après
avoir revêtu son costume le plus magnifique, il se présenta au
palais de l’héritier présomptif. Admis aussitôt dans le khawah,
il y trouva le prince étendu à la façon des Bédouins, c’est-à-dire
sur le ventre; un coussin soutenait ses coudes, et, dans cette
gracieuse posture, il avait tout l’air d’un dogue qui appuie son
museau sur ses deux pattes de devant pour regarder un visiteur
importun. « Soyez le bienvenu, » dit l’aimable hôte à l’ambassadeur
en lui faisant signe de s’asseoir. Puis après l'avoir examiné
en silence de la tête aux pieds : « Est-ce que votre barbe est
teinte? » demanda le prince. Il est bon de dire ici qu’aux yeux des
TVahabites l’usage des teintures capillaires est une offense envers
Allah, qui seul a le droit de co'orer comme il lui plaît les cheveux
de ses créatures. Le naîb, très-mécontent, avoua cependant
d’un air calme qu’Abdallah avait deviné juste, et demanda pourquoi
une pareille question lui était adressée. * Parce que nous
trouvons celte pratique extrêmement blâmable » répondit le fils
de Feysul. A cela le naîb répliqua sèchement qu’en Perse on
avait une autre opinion. * Êtes-vous sunnite ou shiite? » demanda
ensuite l’héritier présomptif de la couronne. Le Shirazite,
qui ne possédait pas une forte dose de patience, fut poussé à
bcut. «Je suis shiite, mon père était shiite, mon grand’père était
shiite, nous sommes tous shiites ! » répondit-il avec emportement;
« mais vous, Abdallah, qui êtes-vous, êtes-vous prince ou
chapelain? » Tout cela était débité dans un arabe barbare qui rendait
la colère impossible. « Je suis prince » répondit Abdallah,
tn le regardant avec fierté. « Yos questions, répondit le Persan,
me faisaient penser que vous étiez chapelain ; si vous l’êtes, allez
à la mosquée, c’est une place beaucoup plus convenable qu’un
palais pour quelqu’un qui tient des propos comme les vôtres. »
Abdallah éclata de rire et eut recours à une apologie pire que
sa faute, en alléguant son ignorance des usages diplomatiques
et des égards dus aux ambassadeurs, puis il changea de conversation.
Le prince nedjéen n’agissait ainsi ni par grossièreté, ni
par étourderie; son impertinence était le résultat d’un calcul,
ayant pour but d’amener le naîb à souhaiter lui-même l’arrangement
conçu d’avance par Feysul et son fils. Le Persan fut pris
d’un nouvel accès de fureur contre les Bédouins, et Abou-
Eysa eut beaucoup de peine à l’empêcher de quitter aussitôt la
capitale.
Le naîb ne fut pas plus heureux avec Mahboub, auquel il
fit plusieurs visites officielles, dans l’espérance qu’il disposerait
le vieux roi en sa faveur; jamais il ne l’aborda sans entendre
quelque offense à l’adresse des shiites. Ces derniers, entre autres
idées singulières, ont un respect superstitieux pour les noms
écrits d’Allah et des saints; ils regardent la destruction volontaire
de ces mots comme un crime abominable. Un jour que le
naîb se trouvait dans le divan, Mahboub reçut des lettres commençant
par la formule ordinaire : « Au nom de Dieu. » Le ministre
les lut, laissa le Persan y jeter un coup d’oeil, puis il les
déchira et les jeta au feu. Pour détourner Mahboub de commettre
ce forfait, Mohammed-Ali eut recours à des instances aussi vives
que celles d’Einathan, de Dalaïas et de Gamarias quand ils supplièrent
le roi Joakim de ne pas brûler le livre du prophète Jérémie.
Sa pieuse intervention étant demeurée sans effet, il se
sentit presque défaillir à la vue de l’horrible profanation. Mais
une épreuve plus pénible encore lui était réservée. Il possédait
une coupe d’argent admirablement ciselée, sur laquelle l’artiste
persan avait gravé les cinq noms chers aux shiites : Mahomet,
Ali, Fatime, Hassan et Hoseyn. Un jour que le naîb l’avait emportée
au palais, dans l’intention d’éblouir par son luxe « les
barbares indigènes, » Mahboub prit le vase, le retourna en tous
sens et s’écria en apercevant les caractères tracés sur le bord :
« Quelles-sont ces inscriptions abominables? » Puis il jeta la
coupe loin de lui d’un air indigné. On devine sans peine les senn
— Il