
si je puis m’exprimer ainsi, avec la montagne, nous la gravîmes
par un sentier sinueux fort difficile pour nos pauvres chameaux,
et au sujet duquel les Arabes que nous interrogions pour savoir
s ils aimaient mieux le monter que le descendre, répondaient
par deux mots équivalents à l’italien : Maledelto l'ottimo. Au lever
du soleil, nous nous trouvions sur le dernier plateau du Toweyk,
ce long mur calcaire qui borne et couvre le Nedjed à l’est; au
delà s étend le désert. La perspective qui s’ouvrait maintenant
devant nous était fort étendue, et nous étions parvenus à une
si grande hauteur que les plaines environnantes nous semblaient
la surface d’une mer paisible : nous n’apercevions autour
de nous ni hommes ni bêtes, ni arbres ni arbustes, rien
que de la marne et des cailloux; un vent glacial et un soleil
ardent avaient desséché ce triste plateau.
Après trois heures de marche, nous commençâmes par degrés
à descendre; vers midi, nous arrivâmes sur le bord d’une singulière
dépression, immense bassin naturel taillé dans le roc
calcaire, avec des sentiers ressemblant à des tranchées profondes.
Au fond de cette vallée se trouvaient une douzaine de
puits, si abondamment alimentés qu’il n’est pas rare de voir
leurs débordements couvrir tout l’espace environnant et former
un petit lac, dont l’eau limpide est agréable à boire : ce sont les
dernières sources que l’on rencontre avant d’atteindre la province
d’Fîasa. Vers ces puits (auxquels leur position géographique
a valu le nom d’Oweysit, diminutif d'owset, centre),
convergent plusieurs routes : celle d’Harik au midi; de l’Yéma-
mali et du Nedjed méridional à l’ouest; de Diebrin et de la
wadi Soley au nord-ouest. Un étroit sentier, qui n’est guère
fréquenté que par les marchands de bestiaux, suit la crête de la
montagne dans toute sa longueur, puis vient rejoindre la voie
de Koweyt et de Zobeyr; enfin la route de l’est, que nous
allons prendre, conduit à Hofhouf. C’est ici que viennent s’abreuver
tous les troupeaux du district.
Nous fîmes halte pour remplir nos outres et préparer le café ;
après quoi, avec l’ardeur d’hommes qui se sont résolus à une
tâche difficile, nous remontâmes sur nos dromadaires et nous
sortîmes de la vallée conique par son ouverture orientale. Le
reste du jour, nous continuâmes à descendre sa large pente,
dont la monotonie et la nudité me rappelaient les plateaux
caillouteux voisins de Maan, du côté opposé de la Péninsule,
que nous avions traversés juste sept mois auparavant. Le soleil
se coucha, la nuit vint, et beaucoup d’entre nous auraient été
heureux de se reposer, si Abou-Eysa n’avait pas émis un avis
contraire. Nous nous trouvions maintenant à quelques centaines
de pieds au-dessous du dernier plateau de la montagne;
l’air devenait lourd et chaud ; et bientôt nous remarquâmes que
le sol, qui avait été jusqu’alors ferme sous nos pieds, se couvrait
d’un sable fin sillonné de rides d’abord légères, puis de plus en
plus profondes. Quelques instants après, les chaînes et les ondulations
bien connues qui caractérisent le désert se déroulèrent
devant nos yeux. Nos montures labouraient péniblement la
molle surface. La nuit était sombre ; la douteuse clarté des
étoiles permettait à peine de distinguer des monticules qui,
semblables à des fantômes, se dressaient de tous côtés ; mais
nous n’apercevions aucun sentier, aucun signe qui pussent nous
faire reconnaître notre route.
C’était le Dahna, ou désert rouge, épouvante des Bédouins
eux-mêmes, qui ne s’y engagent pas sans éprouver une crainte
trop bien justifiée par de terribles catastrophes. Le sable est si
léger, les coups de vent qui soufflent dans ces solitudes sont si
capricieux, amoncelant aujourd’hui de vastes collines, les effaçant
demain pour creuser à leur place de profondes vallées, que-
les caravanes les plus nombreuses peuvent périr sans laisser
derrière elles aucune trace de leur passage; une chaleur torride,
une lumière éblouissante, la soif, la fatigue, se réunissent pour
troubler et abattre le voyageur; perdant sa route et sentant le
péril, il erre avec désespoir au milieu de la plaine immense qui
va devenir son tombeau. Aussi les légendes arabes représentent
le Dahna comme hanté par des génies malfaisants, qui dévorent
les hommes ou les entraînent dans leurs antres maudits. Cependant
pèlerins, marchands, messagers, troupes de soldats, tous
ceux enfin qui se rendent du Nedjed aux côtes du golfe Persique
doivent traverser ce désert, en suivant un itinéraire déterminé;
car, dans les autres directions, le Dahna est impraticable. Pour
diminuer les dangers du voyage, Abou-Eysa, montrant un esprit
d’initiative et de dévoûment social bien rares en Orient, a fait
construire à ses frais ce que les Arabes appellent un redjm, c’est-à-
dire une grossière pyramide de vingt-cinq à trente pieds de haut,