
aucun symptôme notable d’ivresse, et ne sont pas frappés de
catastrophes aussi tragiques.
Mon maître rétorqua l’argument en affirmant avec assurance
que l’intoxication était la règle, et l’innocuité l’exception. «lien
est de même, ajouta-t-il, du vin, certains hommes peuvent en
boire sans être sensiblement affectés ; pourtant leur exemple
n’aflaiblit en rien la prohibition absolue qui est basée sur ses effets
naturels et ordinaires. » Je jugeai plus sage de ne rien répliquer,
dans la crainte d’énoncer une proposition trop générale qui, en
me faisant soupçonner de défendre aussi la cause du vin, aurait
empiré mes affaires.
Cependant, Abdel-Kerim sentait, comme la plupart des
sophistes, que sa première raison n’était pas entièrement concluante,
et il en produisit une.seconde, fondée sur la tradition.
Mahomet,—je ne me rappelle ni pourquoi ni comment, — a
déclaré, paraît-il, à ses sectateurs, qu’il ne devait entrer dans
leur nourriture rien qui ait été brûlé ou cuit à la flamme. Peut-
être faut-il expliquer ainsi l’usage général de la viande bouillie
dans le Nedjed, à l’exclusion des rôtis, des 'grillades ou des fritures,
à moins que l’ignorance de la cuisine ne soit la seule
cause de cette habitude. En tout cas, la défense existe, et il restait
à prouver qu’elle s’étendait aux fumeurs. L’équivoque de la
langue arabe, dans laquelle le mot shareba signifie indifféremment
boire et fumer, lui fournissait une arme excellente dont il
ne manqua pas de se servir.
A cette réponse, j ’opposai l’usage des fumigations si communes
dans le Nedjed. et si chères au Prophète. Ce fut en vain, car le
mot shareba ne pouvait s’appliquer ici. Je citai alors le mellah,
pain cuit ou plutôt torréfié sous des cendres brûlantes, dont j’ai
plus d’une fois parlé dans la première partie de ma relation, et
qui est également en usage à Riad. L’objection était sans réplique,
Abdel-Kerim retomba sur les propriétés enivrantes du végétal.
Mais est-ce bien là, demanderont peut-être les lecteurs, le
motif réel de la proscription, en apparence arbitraire, dont le
wahabisme a frappé le tabac? Non sans doute, et il ne faut pas
la chercher bien loin; la passion des sectaires pour les signes de
ralliement bien tranchés suffit clairement à la défense de Mo-
hammed-Abdel-Wahab.
Le fondateur de la secte wahabite et son disciple Saoud n’avaient
pas moins en vue l’établissement d’un grand empire que
le prosélytisme religieux ; ces deux hommes, — le premier plus
encore peut-être que le second, — voulaient, non-seulement
convertir leurs voisins, mais les soumettre. Saoud et Mohammed
devinrent les apôtres du nouvel islamisme, auquel s’associa nécessairement
l’épée. Il leur fallait trouver à la conquête un
motif plausible, et avoir un signe de ralliement qui servît à
reconnaître les partisans de leur doctrine. Croire à 1 unité de
Dieu, s’acquitter régulièrement des prières prescrites, tenir les
yeuxbaissés, porter des vêtements simples, tout cela ne suffisait
pas à tracer une ligne de démarcation, etles populations asservies
auraient été en droit de dire : « Nous sommes bons musulmans
comme vous, il n’y a entre nous aucune différence essentielle;
de quel droit venez vous donc attaquer et tuer vos frères?»
Il était besoin d’imaginer quelque chose de plus ; le tabac fournit
un excellent prétexte.
L’usage de ce narcotique universellement répandu en Orient
.s’éloignait tant soit peu de l’esprit du Prophète. Souvent les
hommes portent des jugements sensés, tout en raisonnant mal.
Les arguments d’Abdel-Kerim étaient, même au point de vue
mahométan, d’une complète insuffisance pour appuyer sa thèse.
Mais, si Mahomet avait connu le tabac, il en aurait probablement
défendu la consommation d’une manière aussi rigoureuse que
celle du vin, et cela par des raisons analogues. Le tabac, social
et civilisateur, rapproche les hommes ; je regrette qu’il ait un
effet opposé à l’égard des dames ; mais ce sont elles qui le veulent,
ët je ne puis que le déplorer profondément. Les hommes
qui fument sont disposés, quoi qu’en dise Cowper, à la conversation,
à la bonne humeur, à un échange amical d’idées et
d’opinions. Bien que ses propriétés principales soient sédatives,
la plante américaine a de plus une action stimulante qui suffit
.pour la ranger dans la même classe que le vin et les spiritueux.
Enfin elle ne figure pas au nombre des joies permises par le Prophète
à ses sectateurs pendant l’intervalle compris entre la
bataille et la prière. La secte wahabite est donc logique dans
son antipathie contre le plaisir de fumer; on ne pouvait guère,
nous en convenons, trouver un prétexte d’interdiction plus spécieux
et un signe distinctif plus frappant. La plupart des habitants
de la Syrie, de l’Égypte et des provinces frontières de l’Aii—
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