
Grâces soient rendues à Dieu qui me délivre
Et m’assigne une place dans l’éternelle demeure.
Je converse maintenant avec les bienheureux,
Je vois la Divinité face à face et sans voiles.
Je contemple dans ce miroir sublime
Le passé, le présent, ce qui n’est pas encore.
J ’ai aussi une nourriture et un breuvage, mais les deux sont une même
chose,
Ineffable mystère, connu seulement des coeurs qui s’efforcent d’en être
dignes.
Ce n ’est pas le vin si agréable au palais des hommes qui étanche ma
soif,
Ce n’est pas l’eau non plus, c’est le pur lait d’une mère.
Comprenez et méditez la pensée secrète
Que j ’enveloppe ici de symholés et de figures.
Mon voyage est terminé, je vous laisse dans l’exil;
Gomment vos misérables tentes m’auraient-elles fait oublier la patrie?
Laissez tomber en ruines ma demeure, brisez ma cage,
Que l’écaille périsse avec les illusions de la terre ;
Déchirez le vêtement, le voile jeté sur moi,
Ensevelissez ces dépouilles et vouez-les à l’ouhli.
N’appelez pas la mort du nom de mort, car elle est en réalité
La vie véritable, le but de nos ardents désirs.
Pensez avec amour au Dieu qui est amour,
Qui se plaît à récompenser nos efforts, et venez vers lui sans crainte.
Du sein de mon bonheur je jette les yeux sur vous, esprits immortels
comme moi,
Et je vois que nos facultés sont les mêmes, nos destinées semblables.
Je ferai observer que « l’eau et le vin » si dédaigneusement
bannis par le poëte des demeures célestes, figurent au nombre
des délices du paradis mahométan ; un autre passage fort remarquable,
qui prouve combien étaient anti-islamites les doctrines
de Ghazali, est celui où il nie la résurrection dés corps,
si énergiquement affirmée par Mahomet. Pendant qu’il récitait
ces vers, Moghith, en véritable Oriental, tomba dans une sorte
d’extase, et versa d’abondantes larmes. Pour Yousef, — pareil
à l’hôte des Deux Gentilhommes de Vérone, qu’avaient bercé les
chansons de Thurio et les discours de Sylvia, — il dormait profondément.
A une heure assez avancée de la soirée, Moghith et
moi suivîmes son exemple.
Je fus éveillé vers minuit par de formidables coups de tonnerre
auxquels succéda bientôt une violente tempête; le vent
et la pluie firent rage tour à tour, si bien que le lendemain
matin, non-seulement il nous fut impossible de nous embarquer,
mais encore de mettre le pied hors de la maison. J’exprimai
à Yousef la crainte qu’Abou-Eysa n’eût été surpris par la rafale
avant d’être arrivé sur la côte d’Abou-Shahr. Nous apprîmes
plus tard que la tourmente, atteignant notre ami au moment
où il doublait le Ras Halilah, avait failli le rejeter sur les
plages de Bahraïn et avait mis sa vie en péril.
Yousef et moi, nous restâmes prudemment au logis, et le surlendemain
seulement, quand la tempête eut calmé sa fureur, nous
rappelâmes à notre capitaine les engagements qu’il avait pris.
Le vieillard cependant refusa de mettre à la voile, alléguant
que la mer était encore trop houleuse pour une embarcation
comme lia sienne. Il ne nous restait autre chose à faire que de
nous résigner. Nous nous promenâmes à. travers la ville, puis
après de longues stations dans les cafés, nous visitâmes un
village suburbain où, malgré la pauvreté du sol, quelque Am-
phion de Moharrek avait créé une petite plantation. Nous retournâmes
ensuite converser avec notre hôte. Moghith détestait
les wahabites du fond du coeur ; il leur reprochait de l’avoir
contraint à quitter l’Hasa et les appelait des fanatiques bigots ;
•ceux-ci, de leur côté, le regardaient comme un hérétique, accusations
qui, dans tous les pays, s’entraînent l’une l’autre.
Enfin, le 26 au matin, notre vénérable Palémon revint, en
nous engageant à nous rendre sur son bâtiment qui se balançait
près du promontoire. Moghith, avec trois ou quatre de ses
coreligionnaires, nous accompagna jusqu’au rivage. J’exprimai
au kadérite l’espoir de le revoir à mon retour de l’Oman :
t Promettons de nous retrouver dans un monde meilleur, me
répondit-il, la réunion sera moins passagère. » Ee disant, il
me pressa la main et nous partîmes.
Un léger canot nous conduisit à bord du navire. Près de l’endroit
où nous nous embarquâmes, je fus témoin d’un curieux
phénomène : une source d’eau douce jaillissant au m i l i e u
des flots salés du golfe, à cinquante mètres de la plage. Les
nymphes de Moharrek, les pieds dans la mer, une jarre de faïence
sur la tête, s’avançaient vers un petit rocher d’où la gerbe limpide
s’échappait avec une telle violence qu’elle chassait les
vagues saumâtres et formait un large cercle d’eau potable dans
lequel les naïades plongeaient leurs vases, faisant entendre de
joyeux éclats de rire. Notre bâtiment, de la grandeur d’un brick,
était chargé d’un équipage fort varié ; des passagers de tout âge