
puis il entra pour annoncer au prince mon arrivée, tandis que
j essayais de me calmer en aspirant dans la cour l’air frais de la
nuit. Un nègre arriva bientôt et m’introduisit dans le khawah.
Aucune autre lumière que les lueurs vascillantes du foyer
n éclairait la vaste pièce ; leurs reflets rougeâtres prêtaient à la
scène un aspect sinistre. Abdallah, silencieux et farouche, était
assis à 1 extrémité de la salle ; en face de lui se tenaient Abdel-
Latif, quelques zélateurs et plusieurs dévots Wahabites. Un
seul visage ami se trouvait au milieu de la sombre assemblée,
c était celui de Mahboub, mais les traits du ministre avaient une
expression de gravité peu ordinaire. Une douzaine de serviteurs
armés, nègres et arabes, étaient réunis à l’entrée du khawah.
Quand j entrai, personne ne s’avança pour me souhaiter la
bienvenue. Je saluai Abdallah qui, sans répondre, me fit signe
de m ’asseoir à quelque distance de lui sur le même divan. On
pense bien qu’en ce moment je n’ambitionnais pas l’honneur
d’un voisinage trop rapproché.
Après quelques instants de silence, Abdallah, tournant vers
moi son regard féroce : « Je sais la vérité sur votre compte, dit-
il ; vous n’êtes pas des médecins, vous êtes des chrétiens, des
espions, des révolutionnaires venus ici pour ruiner la religion
et l’État. Yous méritez la mort, et je vais à l’instant ordonner
votre supplice. »
« Gens qu’on menace vivent longtemps, » pensai-je. Le regardant
avec calme en plein visage, je répondis froidement :
* Istagh/ir Allah; » littéralement : priez Dieu qu’il vous pardonne.
Cette phrase est la formule ordinaire usitée en Arabie
pour faire comprendre à quelqu’un l’inconvenance de ses
paroles.
Une audace si peu attendue frappa le prince de surprise.
« Pourquoi cela? » demanda-t-il.
« Parce que vous avez dit une chose insensée. Que nous soyons
chrétiens, cela est possible ; mais nous accuser d’être des espions,
des révolutionnaires, quand toute la ville nous connaît et
sait que nous exerçons tranquillement la profession de docteurs !
Yous parlez de nous mettre à mort, vous ne le pouvez pas, vous
ne l’oserez pas. »
« Je le pourrai et je Poserai. Qui m’en empêcherait ? Vous
apprendrez bientôt que je suis le maître. »
. — Non, vous ne l’oserez pas, » repris-je, tout en me disant
intérieurement qu’après tout il était bien capable d’accomplir sa
menace; « je suis depuis plus d’un mois l’hôte de votre père et
le vôtre. Quel crime avons-nous donc commis pour justifier cette
inqualifiable violation des droits de l’hospitalité? Elle vous couvrirait
de honte aux yeux du peuple. »
Abdallah réfléchit un moment, puis relevant Îa tête :.« Personne
ne le saurait, répliqua-t-il enfin, Il m’est facile de vous
faire disparaître sans exciter aucune rumeur dans la ville. J ’ai
des serviteurs fidèles qui arrangeront les choses de manière à ce
que mon nom ne soit pas même prononcé. »
L’avantage commençait à être de mon côté, je voulus le poursuivre
et répondis avec un rire tranquille : « Ceci non-plus n’est
pas en votre pouvoir. Ne suis-je pas connu de votre père, de
votre frère Saoud, de tout le palais? Ma présence ici n’est-elle
sue de personne? Et parmi ceux qui nous entendent, êtes-vous
sûr que tous vous garderont le secret? ajoutai-je en jetant un
regard sur Mahboub. Abandonnez donc un projet aussi déraisonnable,
je ne suis ni un enfant ni un idiot. »
Le prince répéta ses menaces, mais d’une voix moins assurée.
« Vous tous qui êtes ici présents, je vous prends à témoins, »
m’éçriai-je, élevant la voix de manière à être entendu d’un bout
à l’autre de la salle. « S’il arrive malheur à mon compagnon ou
à moi avant que nous ayons atteint les côtes du golfe Persique,
c’est, Abdallah qu’il faudra en accuser. Notre sang retombera sur
sa tête et les conséquences de son crime lui seront plus fatales
qu’il ne peut le prévoir. »
Abdallah ne fit aucune réponse. Un silence profond régnait
dans le khawah; Mahboub tenait ses yeux dirigés vers le foyer ;
Abdel-Latif, sans prononcer une parole, promenait sur tous les
assistants son regard sinistre.
« Apportez le café, dit enfin le prince à ses serviteurs. Une
minuïe ne s’était pas écoulée qu’un esclave nègre parut. Il tenait
à la main une seule coupe, et sur un signe de son maître,
il me la présenta. Cette distinction, si contraire aux coutumes
du Nedjed, prêtait aux plus fâcheuses conjectures, mais je réfléchis
que la principale cause de la colère d’Abdallah étant précisément
le refus de lui donner du poison, il n’en possédait probablement
pas. Attachant donc sur le despote wahabite un
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