
pensais-je, tout en me félicitant du hasard propice qui l’éloignait
de Shardjah au moment où j’y entrais moi-même. Car un oeil
aussi exercé que celui d’Yakoub n’aurait pas manqué de reconnaître
en moi un Européen, et je tenais à conserver mon incognito.
Non que ma qualité d’Anglais m’eût exposé dans l’Oman à
aucun péril sérieux, elle aurait seulement gêné la liberté de mes
mouvements et m’aurait empêché de nouer aussi facilement des
relations. Quant à l’agent, j’appris beaucoup de choses sur son
compte, quoique heureusement ses excursions conjugales l’eussent
retenu éloigné de Shardjah pendant la durée de mon séjour.
Son nom, son visage et ses manières m’avaient convaincu
qu’il devait être Arménien, chrétien d’origine par conséquent,
bien qu’il se fît passer pour disciple de Mahomet et pratiquât la
polygamie. Il était, me dit-on, natif de Bassora, et chargé par le
gouvernement britannique d’empêcher l’importation et la vente
des esclaves. Mais Yakoub, tout en empochant l’or de la philanthropique
Angleterre, trouvait sage de rester en bons termes
avec chacune des parties adverses ; il disait donc aux trafiquants
que si leur commerce s’exerçait en public, il se verrait obligé
d’intervenir dans leurs affaires, sans quoi les consuls interviendraient
dans les siennes; mais que si leur marchandise humaine
était vendue dans l’intérieur des maisons ou dans quelque village
qui ne fût pas sous sa surveillance spéciale, il fermerait les yeux
et prendrait soin de ne pas les troubler. Une conduite aussi
obligeante était naturellement récompensée par de riches présents,
en sorte qu’Yakoub réalisait un double profit et que le
trafic des esclaves se continuait activement à Shardjah, malgré
la présence de l’agent de la Grande-Bretagne.
Me sera-t-il permis d’ajouter que, par respect pour l’Angleterre,
je voudrais, ou qu’elle cessât de s’opposer à la traite, ou
qu’elle le fît d’une manière plus efficace? Yakoub peut donner
une idée assez exacte de cette classe de fonctionnaires qui, au
nombre de plusieurs milliers, sont avides de cueillir les fruits
d’or du Royaume-Uni et se moquent ensuite de l’arbre qui les
leur donne. Il est peut-être difficile qu’il en soit autrement.
Comme le dit Horace :
Exilis domus est ubi non et multa supersunt,
Et dominum fallunt et prosunt furibus.
J’ajouterai néanmoins que si l’Angleterre s’est acquis dans
ces régions honneur, respect et influence, en purgeant les côtes
des pirates qui les infestaient, elle s’est aussi (je regrette de
l’avouer), couverte de ridicule par l’opposition qu’elle a faite au
commerce des esclaves. Je ne. suis pas, — le ciel m’en préserve !
— l’avocat de la traite; mais, d’après les détails donnés précédemment,
les lecteurs ont pu se convaincre que, dans l’Oman
au moins, les maîtres sont en définitive les principales victimes
du système esclavagiste. Je ne prétends pas affirmer qu’il en
soit de même dans les autres pays, je n’examine pas non plus
si l’intervention de l’Angleterre est sage ; seulement, une demi-
douzaine de croiseurs atteindraient mieux, selon moi, le but
du cabinet de Londres que soixante Yakoubs, et le canon parlerait
avec plus d’éloquence que les pièces d’or.
Pendant que je me livrais à ces réflexions, Yakoub sortait du
khowr, et nous abordions à Shardjah. Pour la première fois,
j ’entrais dans l’Oman proprement dit, de même qu’en sortant du
Kasim, on pénètre dans le Nedjed. A peine avais-je mis le pied
sur la eôte, que je fus frappé de la ressemblance du paysage
avec celui de l’Inde. La douceur du climat, également éloignée
de l’air vif du Toweyk et de l’atmosphère pesante du Katif, le
style de l’architecture, qui rappelle les maisons de Baroda et
de Cambaye, le costume des habitants, le léger mouchoir hindou
noué autour de leur tête, leur teint' brun, leur démarche
aisée, plus légère que celle des Benou-Taï et des Benou-Ta-
mim, tout en un mot faisait songer au Guzzerat plutôt qu’à
l’Arabie, tout justifiait la distinction établie par les Omanites
entre leur pays et la Péninsule. Abbas, le marchand de bestiaux,
s’étant constitué notre hôte, nous prîmes, à travers un labyrinthe
de ruelles, le chemin de sa maison construite simplement en bois
et en chaume. Mais l’intérieur était gai, meublé avec goût et,
bien que différentes choses y manquassent, la générosité presque
prodigue du maître du logis empêchait de s’en apercevoir.
Si Niebuhr était resté quelques jours seulement en notre compagnie,
il n’aurait certes jamais accusé les biadites de rejeter
l’usage du tabac et du café, car nous faisions de ces deux articles
une consommation énorme. La phraséologie wahabiie
est inconnue à Shardjah; on y remplace d’ordinaire par douk
(à votre service), le pieux semtn (au nom de Dieu), qui dans le