
en mer un ou deux jours de plus. La lune, alors à son dernier
quartier, éclaira bientôt de son disque d’argent la sombre immensité
des flots, et nous montra notre solitude. Nous avions
aperçu quelques vaisseaux à la tombée de la nuit, mais en cet
instant, aucun d’eux ne paraissait à l’horizon. Yousef et tous les
passagers, effrayés par le roulis du navire, par le rugissement
des vagues et le bruit de la tempête, se retirèrent dans la cabine,
tandis que le timonier, le capitaine et moi, nous restions sur le
gaillard d’arrière. Les deux sunnites s’étaient joints au Nedjéen
pour réciter des versets du Coran, les marins omanites riaient,
ou du moins faisaient mine de rire, car plusieurs commençaient
à penser que la nuit serait rude; personne cependant ne croyait
si prochaine la catastrophe dont nous étions menacés.
A en juger par la hauteur de la lune, il devait être environ
dix heures du soir quand nous nous aperçûmes qu’au lieu de
bondir sur les vagues, le vaisseau semblait s’alourdir et enfoncer
dans la mer. Un des matelots murmura quelques paroles à l’oreille
du capitaine et, sur la réponse de celui-ci, deux hommes allèrent
aussitôt examiner la cale; elle était pleine d’eau 1 Ils écartèrent
à la hâte quelques bordages et virent qu’une planche de la carène
venait de se briser.
Le capitaine, se levant avec désespoir, ordonna de sacrifier
toute la cargaison. Chacun se mit aussitôt en devoir de décharger,
le navire, mais à peine trois balles de marchandises avaient-elles
été jetées dans les flots, qu une bande de lumière phosphorique
traversa le premier pont; la mer arrivait déjà par-dessus bord.
Il ne fallait plus songer à sauver le vaisseau : « lkamou! » (tous
à la mer) s’écria le capitaine. Et il donna l’exemple en s’élançant
le premier.
Comment échapper au tourbillon qui se produit toujours quand
un navire coule à fond? Telle fut ma première pensée. Je sautai
sur le gaillard d’arrière, qui était élevé de quelques pieds au-
dessus des vagues triomphantes, j ’invoquai celui qui, sur l’Océan
aussi bien que sur la terre, est le souverain arbitre de la vie,
puis je plongeai la tête la première aussi loin que je pus. Après
quelques brassées vigoureuses, je me retournai vers le vaisseau,
d’où je venais d’entendre partir des cris de désespoir; le mât de
misaine, qui s’engloutissait en décrivant au-dessus des flots une
sinistre spirale, indiquait seul l’endroit où avait disparu le navire.
Six hommes, cinq passagers et un matelot étaient restés à
bord. Une minute plus tard, des débris de planches, des mâts,
des vergues flottaient au milieu des brisants, tandis que les naufragés
qui avaient survécu-au désastre, tantôt cachés par les
flots, tantôt apparaissant à leur sommet, semblaient destinés à
une mort certainé.
Ces événements avaient été si imprévus, si soudains, que je
n’avais pu emporter un seul vêtement, et les efforts répétés
des vagues m’enlevèrent bientôt mon turban et ma ceinture.
Je n’avais pas eu non plus le temps de réfléchir au danger;
bien qu’un frisson d’horreur eût parcouru mes membres quand
j’avais vu l’eau envahir le pont du navire, j ’avais eu à peine
conscience de mes impressions, mais pendant plusieurs mois,
mon sommeil fut hanté par cette vision terrible. Pour le
moment, il fallait lutter et sauver sa vie ; je m’étais déjà emparé
d’une planche qui flottait à la surface des vagues, lorsque,
regardant autour de moi, j ’aperçus à quelque distance la chaloupe
que le bâtiment traînait à la remorque selon l’usage arabe;
la corde qui la retenait avait été coupée ou rompue, et l’embarcation
dansait sur les flots pareille à une noix vide.
Sachant, comme les marins espagnols de Don Juan, « qu’un
frêle bateau peut affronter une mer orageuse tant qu’il ne rencontre
pas d’écueils sur sa route », j’abandonnai la planche de
sauvetage et je nageai vers le canot. A l’instant où je l’atteignis,
trois matelots venaient d’y entrer, d’autres arrivèrent pientôt et
quelques minutes après, onze hommes, parmi lesquels se trouvait
le neveu du capitaine, étaient réunis dans la chaloupe. Dès-
que je me vis, non pas en sûreté, mais provisoirement à l’abri
du péril, je m’occupai d’Yousef, que je n’avais, pas vu depuis le
moment du naufrage; je l’appelai à grands cris pour l’aider à
nous, rejoindre au milieu de l’obscurité : « Me voici, maître,
Dieu soit béni! » réponditenfin une voix près de moi, et une tête
toute ruisselante parut.au-dessus du bord.
Nous étions maintenant douze : le capitaine, son neveu, le pilote
et quatre marins; les cinq autres étaient, l’un des habitants
d’Okdah,—l’autre avait périavee le navire,— leNedjéen vagabond
de Manfouhah, un Omanite de Soweyk, Yousef et moi. En cet
instant, trois hommes, deux passagers et un matelot, arrivaient
à la nage suppliant qu’on les admît dans le canot. C’était chose