
impossible; l’embarcation, construite pour contenir au plus huit
ou neuf personnes, était déjà surchargée. Toutefois, pour ne pas
les abandonner, on attadha un fragment de vergue à l’arrière
avec un bout de cCrde, et l’on remorqua ainsi les malheureux.
Quatre rames se trouvaient dans le bateau, et le gouvernail
démonté gisait au fond à côté d’une petite ancre de fer que je
me hâtai de jeter par-dessus le bord, comme un poids inutile.
Quelques-uns des matelots parlaient d’en faire autant des passagers,
ajoutant que la chaloupe était après tout la propriété dès
hommes de 1 équipage et que les autres pouvaient essayer de se
tenir au ban de dalle qui flottait à quelque distance. Heureusement,
le capitaine et le pilote m’avaient pris en amitié; je m’adressai
a eux d abord, puis à tous les marins, et je leur démontrai
que leur proposition était injuste, cruelle, qu’elle ne méritait pas
même d’être discutée dans un moment où nous avions tous si
grand besoin de la protection divine. Sans attendre de réponse et
assisté du pilote qui, pendant cette nuit d’angoisse, me seconda
courageusement, je distribuai les rames aux matelots, car il était
grand temps de diriger la chaloupe; assaillie de tous côtés par
les vagues, elle menaçait d’aller rejoindre le navire au fond de
1 abîme. Le capitaine se plaça au gouvernail, tandis que le pilote
et moi, nous vidions avec une écope et un seau de cuir l’eau qui
remplissait le canot.
Lé sunnite du Djebel-Okdah récitait, tantôt des versets du
Coran, tantôt l’appel à la prière, auquel les mahométans attribuent
un pouvoir magique. Le neveu du capitaine montrait un
sang-froid extraordinaire chez un si jeune garçon, les matelots
ramaient avec adresse et courage; quant aux autres passagers, à
demi morts d’effroi, ils paraissaient complètement insensibles à
ce qui les entourait, ne levaient pas la tête et ne prononçaient
pas une parole.
Quoiqu’il nous restât un rayon d’espoir, notre situation était
toujours des plus précaires. Nous étions.dans une embarcation
surchargée, dont la vergue que nous traînions à la remorque
gênait encore les mouvements, le vent mugissait avec fureur, les
vagues se précipitaient sur notre chaloupe comme des monstres
prêts à la dévorer, et, ce qui mettait le comble à notre détresse,
nous nous trouvions si loin en mer que, malgré la clarté de la
lune, il nous était impossible d’apercevoir la côte, visible cependant
à une grande distance. Nous n’avions à opposer à la violence
de la tempête que les rames et le gouvernail, mais je me confiais
à la protection du Dieu qui a fait l’abîme; m’aurait-il préservé
jusque-là de tout danger pour me laisser périr si misérablement
à la fin du voyage ? Les mahométans, — ils étaient au nombre
de deux, — priaient avec l’air découragé d’hommes qui savent
que leurs supplications ne changenfrien à l’inexorable fatalité.
Les biadites restaient silencieux ou bien échangeaient quelques
brèves paroles relatives à la manoeuvre ; seul, un jeune marin
avait conservé assez de calme pour lancer de temps à autre des
plaisanteries qui faisaient rire ses compagnons en dépit d’eux-
mêmes. Il leur rendait ainsi un service inestimable, car il les
empêchait de s’abandonner au désespoir, et dans un moment
semblable, perdre courage, c’étaittout perdre.
Gomme aux yeux des hommes de l’équipage, je .passais pour
un savant d’un mérite rare, on jugea que je ne devais pas être
étranger à l’art nautique, et l’on me confia la direction de notre
hasardeuse traversée. Grâce aux étoiles qui perçaient avec peine
le brouillard, je devinai de quel côté se trouvait la terre. Elle
devait être au sud, mais le vent ayant tourné, les rafales venaient
maintenant du nord-ouest, nous étions donc obligés de nous
laisser pousser vers le sud-est, afin d’éviter d’être pris en flanc
parles vagues. Quand je me fus assuré de l’état des choses, j ’ordonnai
aux matelots de manoeuvrer en conséquence, et nous
marchâmes ainsi pendant une heure qui nous parut mortellement
longue. Enfin je découvris un rocher que je me rappelai
avoir vu dans l’après-midi, c’était le pic de Djeyn, garde avancée
du groupe des Sowadah. « Courage, m’écriai-je, voici le Djeyn ! °
— i Le Djeyn ! oh ! dites-le encore, et que le ciel vous bénisse ! »
s’écrièrent à la fois les marins, comme si la répétition de cette
bonne nouvelle la rendait d’un meilleur, augure. Aucun d’eux
n’apercevait encore le roc noir qui se dessinait vaguement au-
dessus des flots : « Est-il près? » demanda l’habitant du Djebel-
Okdah. — « Très-près, nous y arriverons bientôt, » répondis-je en
cherchant à leur inspirer un espoir que je ne partageais pas
moi-même, car le rejaillissement de la mer, emplissant peu à
peu la chaloupe, menaçait de la faire couler, tandis que la plus
légère déviation du gouvernail pouvait nous précipiter tous au
fond de l’abîme.