
gligence de Thoweyni, la rapacité des fonctionnaires publics. Il y
a vingt ou trente ans, Mascate élait en pleine prospérité ; sa population
s élevait à soixante mille âmes ; elle ne dépasse guère
maintenant quarante mille. Le grand keysaryah, construction
d une beauté remarquable, qui renferme des magasins dignes
de Madras et de Bombay, est à demi désert; les souks ou places
de marché, dans lesquels se réunissent les petits commerçants,
conservent seuls quelque animation. Saïd, qui connaissait le
caractère et les aptitudes de ses sujets, savait que leurs transactions
ne prendraient jamais d’importance réelle sans le concours
des négociants étrangers, aussi employa-t-il tous les
moyens, en son pouvoir pour attirer à Mascate les Banians du
Guzzerat; grâce aux immunités qu’il leur accorda, le port oma-
nite devint presque une colonie hindoue. Les Banians, du reste,
justifièrent la confiance du roi; inoffensifs, bienveillants et discrets,
ils s occupaient uniquement de leurs affaires, montraient
pour le commerce une. habileté que les Arabes ne possédèrent
jamais, firent en un mot la fortune de la ville et devinrent ses
bons génies. Bannis à l’époque de l’occupation nedjéenne par les •
princes Abdel-Aziz et Abdallah, ils reparurent quand l’épée d’I-
brahim eut brisé le joug wahabite, et ils étendirent plus que
jamais le cercle de leurs opérations. Mais, depuis l’avénement
au trône de Thoweyni, depuis surtout l’expédition dirigée par
Abdallah, fils de Feysul, * l’arbre de leur fortune, » pour emprunter
une expression orientale, s’est desséché, les feuilles se
sont jaunies, et il ne tardera pas à périr si un gouvernement plus
sage ne lui rend la fraîcheur et la vie.
Le lecteur me permettra, je pense, de relater ici une anecdote
relative à un Banian de Mascate; je la tiens d’un biadite auquel
j avais acheté une pièce d étoffe. Bâlih, ainsi se nommait mon
ami le marchand, me raconta qu’un jour, peu de temps après
1 invasion nedjéenne, comme il se promenait dans le keysaryah
en compagnie de trois ou quatre Arabes parmi lesquels se trouvait
un zélé wahabite fraîchement débarqué du Nedjed, il passa
devant la boutique d un Banian, doué de la plus majestueuse
corpulence et occupé à examiner attentivement ses livres de
comptes. Le Nedjéen, qui n avait jamais vu d’homme aussi
gras, s’arrêta et dit de manière à être entendu de l’obèse négociant
: « Quel beau morceau de bois pour le feu éternel! »
Le Banian, qui résidait depuis longtemps à Mascate, comprenait
l’arabe et même le parlait de la façon incorrecte commune
aux Hindous. Il leva la tête. « Pourquoi suis-je un morceau de
bois destiné au feu éternel? » demanda-t-il.
— Parce que vous êtes un païen.
— En vérité! Yous pensez donc que tous les hommes, excepté
les gens de votre secte, sont voués à l’enfer?
— Assurément, répondit le Nedjéen.
— Cela est écrit dans votre Coran, n’est-ce pas? continua
l’Hindou, affectant de ne pas voir les signes par lesquels Bâlih
l’engageait à se taire. Mais écoutez un peu; je vais vous apprendre,
moi, ce qui se passera au jour du jugement, et quel
est le bois destiné au feu éternel. M’entendrez-vous avec patience?
» ajouta-t-il, car le wahabite portait déjà la main à la
garde de son épée.
Les assistants s’interposèrent pour empêcher toute violence,
et le Banian continua : « Yoici ce qui arrivera au jour du dernier
jugement? Dieu prendra place sur son trône de gloire et
tous les peuples paraîtront successivement devant lui. « Quels
sont ces hommes? » demandera-t-il quand les wahabites seront
amenés en saprésence.— » Des musulmans, » répondra l’ange de
la justice. « Je vois parmi eux, dira le juge éternel, des meurtriers,
des voleurs, des adultères-, celui-ci a piUé un village,
celui-là s’est enrichi aux dépens d e là veuve et de l’orphelin;
qu’ils aillent au feu éternel recevoir le châtiment de leurs crimes;
quant à ceux qui ont mené une vie pure, mon paradis sera
leur récompense. » Juifs, chrétiens, parsis, se présenteront
ainsi tour à tour. Les méchants seront envoyés en enfer, les
bons iront au ciel. Pendant ce temps nous demeurerons, nous
autres Banians, assis sur une petite colline écartée. Dieu, nous
apercevant enfin, demandera aux anges qui l’entourent : « Quels
sont ces hommes à l’aspect si tranquiHe etsi doux ? » — « Des Banians.
»— « Ah! fort bienl Pauvres Banians! Ils n’ont jamais
tué, jamais volé, jamais opprimé personne; ouvrez-leur toutes
grandes les portes du paradis, » Ils entreront ainsi tous au
ciel ; et moi avec eux. Mais vous, continua-t-il en s’adressant
au wahabite, songez à ce que vous répondrez alors. »Le Nedjéen
murmura une imprécation; les biadites réunis dans la rue applaudirent
en riant, et le marchand hindou se remit à ses comptes.