
des serviteurs d’Abou-Eysa et remis en son nom à trois chefs
dont les domaines s’étendent entre Bahraïn et Mascate; plusieurs
caisses de dattes étaient jointes à ce présent pour en augmenter
la valeur. Le guide destinait le quatrième manteau et
un tiers au moins des fruits savoureux au sultan omanite, dont
la protection lui avait été plus d’une fois utile. Le lecteur
n’ignore pas que les Orientaux offrent souvent de semblables
dons aux souverains, uniquement comme témoignage de gratitude,
et sans se proposer aucun but particulier. Le chef ou le
prince qui reçoit ces cadeaux en donne ordinairement d’autres
en retour et promet d’accorder son patronage quand l’occasion
le rendra nécessaire. Il fut décidé que j ’accompagnerais le messager
d’Abou-Eysa, sous prétexte de chercher dans l’Oman des
plantes médicinales rares et curieuses, et qu’à l’abri de mon
titre de savant docteur, j’étudierais le pays, protégé par le sultan
dont le présent du guide avait pour but de m’assurer les bonnes
grâces. Je me rendrais ensuite dans la ville d’Abou-Shahr, où
Barakat m’attendrait avec Abou-Eysa, car ce dernier comptait
y passer environ trois mois pour réunir les pèlerins et faire les
préparatifs nécessaires au voyage dé La Mecque.
Notre ami nous persuada que Barakat ne devait pas m’accompagner.
L’excursion projetée ne manquerait sans doute pas
de donner lieu à des découvertes intéressantes, mais elle était
aventureuse et requérait une grande prudence. Mon compagnon
et moi nous envisagions avec tristesse une séparation que mille
circonstances pouvaient prolonger au delà du terme fixé ; il s’en
fallut peu en effet qu’elle ne devînt éternelle, au moins en ce
monde. Cependant, ma présence auprès du messager d’Abou-Eysa
paraîtrait sans doute assez étrange ; celle d’un tiers éveillerait
infailliblement les soupçons. De plus, la saison était peu favorable
pour les voyages maritimes ; à quoi bon courir tous deux
le danger d’un naufrage? La moitié du trajet devait être faite
par mer, et les côtes du golfe Persique, dangereuses en hiver,
même pour les navires européens, l’étaient bien davantage pour
des matelots arabes. J’engageai donc Barakat à prendre patience,
car il m’était impossible de laisser échapper l’occasion
qui s’offr'ait à moi de visiter l’Oman, bien que cette première
exploration dût être assez superficielle.
Yousef-ebn-Khamis, ainsi se nommait mon futur compagnon
de route, était un personnage fort singulier, qui rappelait les
types bouffons si admirablement peints par Shakspeare ; spirituel,
plein de verve et d’entrain, mais tête sans cervelle, il excellait
à raconter une foule d’histoires tantôt pathétiques et
tantôt joviales. Cet homme, assez mauvais drôle du reste, avait
une qualité qui palliait ses nombreux défauts, c’était son attachement
sans bornes, j’allais dire son adoration pour Abou-
Eysa. Grâce à la générosité, à la rare bonté de coeur de notre
guide, Ebn-Khamis s’était vu soustrait à une affreuse misère et
placé dans une position modeste, mais honorable. Depuis cinq
ou six ans qu’Abou-Eysa habitait Hofhouf, il avait été constamment
pour Yousef le meilleur des amis, celui qu’on est sûr de
trouver quand on a besoin d’aide et de secours, et jamais l’insoucieuse
prodigalité de son protégé n’avait ralenti la munificence
du guide.
Pendant sa jeunesse, Ebn-Khamis avait servi dans les troupes
nedjéennes, c’est-à-dire qu’on l’avait armé d’une lance lors de la
lutte soutenue par Peysul contre Ebn-Theneyan. Il avait aussi
pris part à l’expédition entreprise par les Wahabites pour s’emparer
du sceptre de la mer en conquérant les îles Bahraïn;
mais, dans ces deux occasions, il avait imité la poltronnerie
d’Horace à la bataille d’Actium, et il n’éprouvait pas plus de
confusion que le poète romain à raconter sa ridicule couardise.
Bien qu’assez aventureux sous d’autres rapports, l’effusion du
sang lui inspirait une horreur qui eût fait gloire à un membre
de la Société de la Paix ; il poussait même si loin cette aversion,
qu’il n’aurait pu voir tuer le mouton destiné à son repas. Yousef
avait alors environ trente-six ans; il était grand et avait dés
traits assez beaux, bien que leur expression eût parfois quelque
chose de comique. Il portait une courte barbe noire à laquelle
se mêlaient quelques poils gris, résultat de la frayeur qu’il avait
éprouvée en voyant un de ses camarades tué près de lui dans
un combat. Ces signes prématurés de vieillesse contrastaient
d’une manière étrange avec son visage jeune et riant, aussi servaient
ils de texte à plus d’une raillerie. Il était, du reste, le
premier à en rire. Car Yousef « non-seulement avait de l’esprit,
mais encore il en donnait aux autres, » comme le bon Falstaff,
bien qu’au physique il fût exactement l’opposé de notre jovial
chevalier.