
EnGn, nous en approchâmes, et un nouveau danger s’offrit
à nos regards. Les premières lignes d’écueils, sur lesquelles les
flots écumeux bondissaient comme les eaux d’une cataracte,
étaient à cent mètres au moins du rivage; il nous fallait donc,
brisés de fatigue et d’émotions, engourdis par le froid de la nuit,
traverser à la nage le bras de mer qui nous séparait de l’asile
tant souhaité; en aurions-nous jamais la force? J ’appelai
Yousef et le neveu du capitaine, qui étaient plongés dans une
stupeur mortelle et je leur dis de se préparer à la périlleuse
tentative. Les matelots abandonnèrent leurs rames, et un
moment après, les vagues tournoyantes avaient englouti le canot,
tandis que nous disputions notre vie aux flots furieux.
J ’étais assez bon nageur pour atteindre la plage, mais j ’avais
moins de confiance dans la force et l’adresse d’Yousef; aussi,
le voyant près de moi, je voulus le saisir en lui disant que je
l’aiderais à gagner la terre. Néanmoins avec une présence d’esprit
dont je ne l’aurais pas cru capable en cet instant, il repoussa
ma main en s écriant : « Songez à vous, maître, et ne craignez
rien pour moi, je saurai bien me tirer d’affaire ! » Quant au
neveu du capitaine, son oncle le soutint d’un côté, un marin le
prit de 1 autre, et tous trois firent des efforts désespérés pour
atteindre le rivage. Chaque vague nous couvrait d’eau et, dans
son remous, nous èmportait en arrière; il nous fallait recommencer
la lutte contre la vague nouvelle qui s’avançait pour
nous engloutir. Enfin, je touchai la terre et je m’élançai sur
la grève sablonneuse avec une joie que n’essaierai pas de décrire.
Un par un, demi-nus, mes compagnons d’infortune me
rejoignirent bientôt ; dès que nous fûmes réunis tous les neuf
sur la plage, nous nous jetâmes à genoux pour remercier
Dieu de notre délivrance.
Quand ils se furent relevés, les Arabes coururent s’embrasser
les uns les autres, criant, dansant, riant et pleurant à la
fois. Celui-ci saisissait avec transport une poignée de sable pour
s assurer qu’il était bien sur la terre ferme. « Où sont, hélas,
nos amis? » demandait celui-là. — « Dieu ait pitié des morts ! ré-
pondait un troisième'; quant à nous, remercions-le de nous
avoir sauvés. » Un autre semblait n’avoir pas encore conscience
de lui-même, tous avaient complètement abandonné la gravité
ordinaire aux Arabes. Yousef avait perdu jusqu’au dernier lambeau
de ses vêtements; par bonheur, j ’avais encore sur moi
deux tuniques assez longues pour couvrir la cheville, selon la
mode arabe; j ’en donnai une à mon compagnon et me réservai
l’autre. « Nous pouvons regarder ce jour comme celui d’une seconde
naissance, disait un jeune marin omanite, c’est la résurrection
après la mort. » — « Il y a des coeurs qui prient pour
nous au logis, et c’est pour l’amour d’e.ux que Dieu nous a
épargnés, » ajouta le pilote en pensant à sa femme et à ses enfants.
« Cela est vrai, plus vrai peut-être que vous ne le croyez, »
répliquai-je, ému au souvenir d’êtres chéris plus éloignés
encore.
Pendant que nous parlions ainsi, cherchant à reconnaître sur
quel point de la côte nous nous trouvions, nous entendîmes un
coup de canon retentir à notre droite. * Ce bruit-là doit venir
de Sib, =» dit le capitaine. Sib, étant ville fortifiée, souvent même
résidence royale, possède en effet de l’artillerie et une nombreuse
garnison ; nous ne pouvions pas en être loin, puisque nous avions
fait naufrage auprès des îles Sowadah. Quelques minutes après,
un autre coup de canon partit de l’intérieur des terres. « Celui-
ci a été tiré au palais de Bathat-Farzah, » reprit le capitaine, « et
sans nul doutele sultan y réside, car jamais on ne tire le canon
en son absence. »
Les lueurs incertaines de l’aube commençaient à paraître, le
vent, qui soufflait avec fureur, nous faisait souhaiter de trouver
au plus vite un abri, car nous étions mouillés et transis jusqu’à
la moelle des os. Nous nous traînâmes vers un bouquet d’arbres,
et chacun de nous s’étendit sur le sable pour attendre le jour
qui semblait, à notre impatience, ne devoir jamais venir.-Enfin
la lune disparut et le soleil se leva radieux, mais ses rayons bienfaisants
ne parvinrent pas jusqu’à nous aussitôt que nous l’aurions
désiré, la crique où nous avions abordé étant entourée
de hautes collines, qui sé terminaient brusquement à la mer ;
sur la côte sedrëssait le rocher vers lequel nous avait poussés la
nuit précédente l’aveugle désespoir des matelots. Le vent continuait
à être d’une extrême violence, nous frissonnions dans
nos humides tuniques. Ceux qui avaient conservé un peu plus de
vêtements que le strict nécessaire, avaient comme moi partagé
avec ceux qui en étaient complètement dépourvus. Quand les
rayons du soleil atteignirent enfin le côté droit de la colline, nous