
Si Mahomet avait regardé avec indifférence la profanation de
la Kaaba, il fut probablement plus sensible à une insulte qui
-s’adressait directement à lui. Mais il était peut-être en ce moment
plongé dans le sommeil, ou bien parti pour un lointain
voyage ; toujours est-il que pendant cinq ans encore il différa le
châtiment des coupables. Les Wahabites, maîtres de la Péninsule
entière, sauf une partie de l’Yémen et de l’Hadramaout, dirigèrent
leurs incursions vers la frontière septentrionale. Tout ce qui
opposa de la résistance, depuis Karak jusqu’à Palmyre, fut ravagé,
massacré, réduit en cendres;.les Bédouins, dit-on, se montrèrent
en cette occasion peu disposés à s’allier aux pillards
nedjéens ; ils firent aux troupes d’Abdallah une guerre d’escarmouches
qui, grandie par l’imagination de M. de Lamartine, est
devenue la lutte sanglante pendant laquelle deux armées ennemies,
conduites l’une par Benou-Shaalan, l’autre par Abou-Nokta,
se livrèrent une bataille qui dura sept jours entiers. J’ai cherché,
pendant mon séjour en Arabie, à découvrir quelque trace de ce
mémorable événement ; mais ni les Ruala, ni les Sebaa, ni les
Benou-Shaalan eux-mêmes n’en avaient conservé le moindre
souvenir.
Les expéditions lointaines d’Abdallah dégarnissaient de troupes
le centre de l’empire ; et comme le tyran n’était pas moins
haï de ses propres sujets que des populations vaincues, les mécontents
en profitèrent pour organiser une formidable insurrection.
Le siège de la rébellion était la province d’Harik, qui
aujourd’hui encore renferme plus d’un ferment de révolte; les
conjurés avaient à leur tête les chefs de la ville d’Houtah, et la
plupart des nobles de la province.
Mais Abdallah avait trop d’énergie, trop d’activité pour qu’il
fût facile de se soustraire à son joug. Il réunit à la hâte les
troupes cantonnées dans l’Ared et le Sedeyr ; puis, sans attendre
que le soulèvement eût éclaté, il mit à feu et à sang le pays
d’Harik, et livra aux flammes la ville d’Houtah. Pas une maison
ne resta debout; pas un homme, pas même un enfant ne furent
épargnés par l’implacable despote; des dix mille habitants
mâles que renfermait la cité, une centaine seulement échappèrent
à la mort.
Tandis que le conquérant, suivi de ses farouches compagnons,
■parcourait les ruines fumantes, une femme, qui avait perdu tous
les siens dans le massacre, s’avança vers lui, l’appelant à haute
voix. « Me voici, répondit Abdallah. — Prononce le nom de
Dieu, dit la femme. — 0 Dieu puissant ! s’écria le roi. — 0 Dieu
puissant! continua-t-elle, achevant les paroles commencées, si
Abdallah a suivi envers nous les lois de la justice, donne-lui sa
récompense; si, au contraire, il s’est montré tyrannique et cruel,
punis-le comme il le mérite. » Le roi, troublé, saisi de remords,
tourna bride en silence et revint à Dereyah. Mais la malédiction
marchait en croupe derrière lui.
Le gouvernement de Gonstantinople donna l’ordre au vice-roi
d’Égypte de châtier les Wahabites et de les chasser du territoire
de la Mecque. Les opérations militaires furent conduites d’abord
par Tarsoun-Pacha, fils de Mehemet-Ali, et frère aîné d’Ibrahim.
Burckhardt, si je ne me trompe, a donné un récit fidèle de cette
expédition; il a raconté ses alternatives de revers et de succès,
les ravages causés par la peste, et enfin la mort de Tarsoun. La
Mecque était reconquise, mais les armées égyptiennes avaient
fait peu de progrès dans l’intérieur du pays. Ce fut alors pourtant
que Mehemet-Ali forma le hardi projet de frapper au coeur
l’empire wahabite, en s’emparant de Dereyah et en soumettant
le Nedjed.
Il commença, dit la tradition arabe, par réunir au Caire tous
les généraux, ministres et hommes d’Ëtat du pays, afin de délibérer
avec eux sur les moyens à prendre. Après leur avoir expliqué
ses desseins, le vice-roi leur montra une pomme qui avait
été placée juste au centre d’un large tapis étendu dans la salle.
« Celui de vous, ajouta-t-il, qui atteindra cette pomme et me la
donnera, sans toutefois mettre le pied sur le tapis, sera commandant
en chef de l’expédition. » Chacun s’exerça du mieux
qu’il pût, se coucha sur le sol, étendit les bras, sans pouvoir
toucher le but désiré. Tous déclaraient la chose impossible,
quand Ibrahim, fils adoptif de Mehemet-Ali, vint à son tour
tenter la difficile épreuve. Les assistants se mirent à rire, car il
était de petite taille, et personne ne doutait qu’il n’échouât.
Lui cependant, sans s’inquiéter des railleries, replia tranquillement
le tapis, en commençant par les bords, jusqu’à ce que le
fruit fût à sa portée. Il le prit alors et le tendit à Mehemet, qui,
•comprenant l’ingénieuse allégorie, lui confia le commandement
de l’armée égyptienne.