
consacre des sommes considérables à la satisfaction de son luxe
et de ses caprices, suivant trop fidèlement en cela l’exemple
de ses prédécesseurs, les princes kahtanites de l’Oman et de
l’Yémen. « On ne peut blâmer personne de ressembler à son
père, » dit un proverbe arabe; les traditions de sa famille sont
une sorte d’excuse pour les habitudes de dissipation du sultan.
Mais il est temps de reprendre le récit de notre voyage, maintenant
bien près de sa fin. Yousef me présente au généreux capitaine
de navire dont il m’avait parlé, et qui, ayant conçu pour
mon compagnon une vive sympathie, quittait à peine le divan
de notre hôte, où il amenait avec lui d’autres fils de Neptune.
Les marins de Koweyt se distinguent entre tous ceux du Golfe
Persiquepar leur audace, leur adresse, la franchise et la loyauté
de leur caractère. Il y a cinquante ans, leur ville n’était qu’un
petit hameau sans importance commerciale; c’est aujourd’hui
l’un des principaux ports de la Péninsule. Le chef, qui se
nomme Eysa, jouit d’une haute renommée de sagesse et de prudence;
il a établi des droits de douane très-modérés, habile
mesure qui, jointe au climat salubre du pays et à la sûreté de
la rade, attire par centaines dans les eaux de Koweyt les bâtiments
de petite dimension. Les habitants sont mahométans à la
façon arabe, c’est-à-dire tolérants pour les autres et peu rigides
pour eux-mêmes; aussi, malgré les efforts des Nedjéens, le
wahabisme n’a jamais fait parmi eux un seul prosélyte. Voisins
des États de Telal, ils entretiennent avec ce prince d’excellents
rapports, et leur ville, située à quinze jours de distance d’Rayel,
forme l’unique débouché maritime du Djebel-Shomer. Peut-être
les liens du sang ont-ils contribué à-resserrer l’alliance politique,
car les gouverneurs de Koweyt sont issus du clan des Djaa-
far, celui-là même auquel Telal se fait gloire d’appartenir.
Mais, à défaut même de relations de famille, les grands avantages
que ce port procure au Djebel-Shomer, soit pour les
importations de riz, d’étoffes et autres articles, soit pour les
exportations de chevaux, de moutons, de laine, etc., obligeraient
le gouvernement d’Hayel à ménager le petit district maritime.
De plus, les habitants de Koweyt aident Telal à contenir vers le
sud l’ambition nedjéenne, tandis qu’eux-mêmes puisent dans
l'alliance du prince shomérite la force nécessaire pour résister
aux gouverneurs de Bagdad et de Bassora, et se soustraire ainsi
à l’inévitable décadence qui attend toute ville commerçante sous
l’administration ottomane.
Le vent a^ant tourné au sud dans la soirée du 22 mars, notre
capitaine annonça l’intention de mettre à la voile le matin suivant.
Mais l ’exactitude n’est pas la vertu des Arabes; lorsque
nous nous rendîmes au rivage le lendemain, nous apprîmes que
le départ aurait lieu seulement dans la soirée. Le vaisseau avait
quitté le port de Mascate, il nous attendait à l’entrée de la rade
de Matrah, près d’un rocher appelé le Fahl (étalon), nom générique
donné par les Arabes à tous les objets de grande dimension
et d’aspect sauvage. Le Fahl de Matrah est, comme le Sa-
lamah du cap Mesandum, un assemblage de pics noirâtres qui
s’élèvent perpendiculairement du sein des eaux.
Enfin le 23 mars, vers le soir, nous primes congé de notre
hôte Astar, et, tandis que je m’acheminais vers le port avec
Yousef et quelques amis, je songeais que chaque pas désormais
allait me rapprocher de l’Europe. A cette pensée se mêlait le
regret de quitter la terre hospitalière où j’avais rencontré tant
de sympathie, le désir et l’espérance de la revoir un jour. Nous
montâmes dans un canot manoeuvré par des nègres, et deux
heures après, nous apercevions le fanal qui brillait à bord de
notre navire. Cette même nuit, tandis que nous gagnions la
pleine mer, mes regards s’arrêtèrent sur la Croix de l’hémisphère
austral qui est élevée ici de quatre ou cinq degrés au-dessus
de l’horizon. C’était une ancienne amie, que j ’avais pris
souvent plaisir à contempler dans les Indes, et que j ’avais retrouvée
en Arabie après une séparation de plusieurs années.
Bientôt elle disparut à mes yeux, mais sans être effacée de mon
souvenir.
Je dirai peu de chose du reste de notre voyage. Nous traversâmes
le golfe pour nous rendre à Bander-Abbas, où nous nous
arrêtâmes un jour; de là, nous nous dirigeâmes vers la petite
île d’Hindjam ou Hinyam, excellente station navale située non
loin de Djishm et qui occupe à l’entrée du golfe Persique une
situation analogue à celle de Périm dans la mer Rouge. Nous
gagnâmes ensuite le port tranquille de Chiro, près de Charak,
et enfin, malgré les vents contraires qui retardaient notre marche,
nous atteignîmes Abou-Shahr le 6 avril.
La générosité que le capitaine avait montrée en nous prenant