
sait l’administration wahabite de favoriser le relâchement de la
morale.
Nous écoutions le récit de ces événements quand un second
habitant d’Hofhouf, bien monté et bien armé, arriva du côté du
sud et pria qu’on voulût bien l’admettre dans notre compagnie,
proposition qui fut aussitôt acceptée. Le lendemain matin notre
troupe, composée maintenant de six personnes, se mit en route;
nous passâmes juste au pied de la montagne sur laquelle s’élève
Kelabyah. Le nom de ce village indique qu’il a été fondé par
une colonie de Benou-Kelab, tribu nedjéenne issue des Keys et
établie dans ces parages depuis une époque reculée. Mes lecteurs
ne confondront pas les Kelab avec les Kelb, clan de race kahta-
nique, ennemis mortels des Kelab et de toute la nombreuse descendance
de Keys-Eylan. Une longue résidence n’a pas adouci
l’antipathie nationale et les habitants de Kelabyah sont aujourd’hui
encore fort mal vus par la population environnante, qui est
fière de son origine kahtanique.
Ayant laissé derrière nous Kelabyah, nous traversâmes une
grande plaine sablonneuse, coupée par des chaînes de basalte
et de grès. Des signes nombreux indiquaient l’existence de l’eau
à une faible profondeur ; des palmiers nains, des arbustes, des
joncs et des roseaux couvraient le sol; çà et là s’étendait un
petit étang bordé d’arbrisseaux; plus loin, les ruines de deux
grands villages attestaient combien le pays avait perdu de son
ancienne prospérité depuis qu’il était tombé sous la domination
nedjéennè. Des centaines d’habitants émigrent chaque jour, les
uns vont s’établir au nord, la plupart se fixent sur la côte persane,
dans les îles voisines, ouïes provinces de l’Oman. Ceux qui
restent dans leur patrie subissent la fatale influence du gouvernement
wahabite, dont l’action délétère couvre de ruines les
côtes du golfe Persique, à peu près comme l’administration ottomane
a dépeuplé la Syrie et réduit sa population des sept huitièmes.
Nous marchâmes tout le jour, rencontrant à peine quelques
rares voyageurs. Le soir venu, nous campâmes dans une vallée
peu profonde; plusieurs puits remplis d’eau, des canaux d’irri-
galion à demi obstrués, des monceaux de décombres, annonçaient
que là s élevait autrefois un florissant village. Nous passâmes la
nuit sous un bouquet de palmiers auxquels se mêlaient des aloès
et des yuccas gigantesques. Le lendemain matin, au lever du
soleil, nous aperçûmes en traversant une éminence sablonneuse
la petite bourgade de Hedyah; les montagnes de l’Hasa, plus
basses que celles d’Hofhouf, mais aussi pittoresques, étaient
encore visibles à l’horizon. Dans l’après-midi, nous découvrîmes
le Djebel-Mushahhar (montagne remarquable), rocher de forme
pyramidale qui s’élève à une hauteur de sept cents pieds, et fait
partie d’une chaîne située entre le Katif et l’Hasa; son nom me
rappela la Conspicua de Malte1.
La campagne qui s’étendait autour de nous offrait une grande
ressemblance avec celle que nous avions parcourue la veille ;
c’étaient les mêmes plaines et les mêmes-collines sablonneuses,
dont un rocher solitaire, un bouquet de palmiers, un village en
ruines viennent çà et là rompre la monotonie; partout les eaux
souterraines abondent tellement qu’elles filtrent à travers le
sol; malheureusement les bras manquent pour faire fructifier
les richesses de cette fertile province. Si un meilleur gouvernement
succédait à la tyrannie actuelle, cinq cents villes ou villages
s’élèveraient certainement dans l’Hasa, au lieu des cinquante
bourgades auxquelles on évalue aujourd’hui ses divers centres
de population. Un des végétaux les plus remarquables de ce district
est un aloès monstrueux dont les touffes épaisses, à feuilles
épineuses, atteignent une hauteur suffisante pour abriter voyageurs
et chameaux ; l’Hasa en renferme un grand nombre, mais
je n’en ai jamais vu dans le centre de la Péninsule.
Il serait impoli de nous séparer de nos compagnons sans en
dire quelques mots. De tous les Bédouins que j’ai rencontrés dans
le cours de mes explorations, les Benou-Hadjar, les Benou-Khalid
et les Adjman sont les plus aimables et les plus courtois; la
licence de manières inséparable de la vie nomade devient chez
eux moins barbare et moins repoussante que chez les autres
tribus, différence qui provient en partie de leurs fréquents rapports
avec les habitants des villes de l’Hasa. Ces nomades sont
en général mieux armés et mieux vêtus que leurs frères du
désert. La plupart d’entre eux sont munis de mousquets et plusieurs,
outre la lance et le sabre, portent à leur ceinture le
poignard recourbé de l’Oman.
1. Mushahhar se rend en anglais par conspicuous, mot dont l’analogie avec
l’italien conspicua explique le rapprochement fait par le voyageur.