
de fleuves à côté desquels la Barada n’était qu’un ruisseau.
Enfin c’était un vrai shiite de coeur, en sorte que les éloges
donnés par des sunnites à l’ancienne capitale des Beni-Om-
meyah, qui est devenue un centre d’antagonisme et d’hostilités
contre sa secte, le mettaient dans un état d’exaspération impossible
à décrire. « Que d’absurdités vous débitez là, s’écria-t-il.
Le paradis de la terre ! le paradis de la terre 1 Et tout cela pour
quelques arbres rabougris et un peu d’eau bourbeuse ! Le Prophète
et ses compagnons étaient des Bédouins, ils ne connaissaient
depuis leur enfance que la stérilité de l’Hedjaz et du
désert. Quand, venant à Damas pour la première fois, ils trouvèrent
de frais jardins et des eaux courantes, ils s’imaginèrent
que cet endroit était le paradis et ils lui en donnèrent le nom !
Certes, s’ils étaient venus dans mon pays, ils auraient changé
de langage. »
Chacun l’écoutait les yeux grands ouverts et la bouche béante,
et puis les exclamations Astaghfir ulla ! (je demande pardon à
Dieu!) et La llah ilia Allah! s’échappèrent de toutes les lèvres,
tandis qu’Âbdel-Hamid, le visage en feu et sans réfléchir à la
portée de ses paroles, promenait autour de lui des regards farouches
et dédaigneux, en murmurant des malédictions. S’il
n’eût pas été l’un des favoris de Feysul, les choses auraient pu
tourner mal pour lui. Abder-Rahman se hâta de détourner la
conversation, et cette sortie de l’Afghan ne fut l’objet d’aucun
commentaire.
Il n’est pas nécessaire de fatiguer le leeteur du long détail des
affections que j ’eus à traiter. Mes malades se composaient en
partie d’habitants de Riad, en partie d’étrangers que des affaires
amenaient à la ville; quelques-uns étaient riches, d’autres pauvres.
Il en résultait de nombreuses relations avec nos clients, des
visites reçues et rendues et des invitations multipliées. C’est
ainsi que, tantôt nous nous trouvions étendus sur des coussins
dans un khawah, garni de tapis moelleux, devant une rangée
de cafetières étalées avec ostentation ; tantôt assis dans les habitations
basses et mal éclairées de l’indigent, ou bien encore
au milieu d’un jardin, à un mille ou deux de la ville. Les jours
s’écoulaient-rapidement; beaucoup de praticiens de Londres
auraient, si je ne me trompe, envié la vogue dont nous jouissions
et qu’ils auraient mieux méritée que nous.
Je ne puis cependant passer sous silence Abdel-Latif, arnere-
netit-fils du célèbre fondateur du wahabisme, et cadi actuel e
la ville. C’est un homme d’une beauté remarquable, dont les
manières et le langage annoncent une certaine culture. Envoy
en Egypte avec sa famille lors de l’invasion d’Ibrahim, il avait
été élevé au Caire, et il doit à son séjour au milieu d’un peuple
plus éclairé que celui du Nedjed l’aisance et la varíete de sa
conversation, son apparence de libéralisme, et son dédain fort
surprenant chez un cadi de Riad, pour la tautologie fatigante et
ampoulée de sa secte. Mais il ne faut pas se laisser tromper par
ces dehors brillants; la langue seule est égyptienne, le coeur e
l’esprit sont vvahabites. Je ne crois pas que l’on puisse rencontrer
dans l’Arabie centrale un homme plus dangereux, plus
ennemi du progrès qu’Abdel-Latif. Jamais Namik-Pacha Ali-
Pacha, ou tout autre Pacha revenant du Bosphore après des
années passées sur les bords de la Seine ou du Danube, n ont eu
le coeur plus rempli d’une haine jalouse contre la prospérité et la
civilisation qui ont frappé leurs regards, et auxquelles ils ont
la conscience de ne pouvoir atteindre. Le cadi de Riad, l’ancien
étudiant du Caire, aujourd’hui chef des zélateurs nedjéens, est
la personnification de l’antipathie éternelle du mal pour le bien,
antipathie non moins profonde que celle du bien pour le mal.
Malgré la défiance que m’inspirait son caractère, j ’avais avec
Abdel-Latif de fréquentes relations. Sa maison était un véritable
palais, il avait d’immenses jardins, une foule d’esclayes
et de serviteurs, en un mot, il était, après le roi, le premier
personnage de l’État, et même sous beaucoup de rapports sa
puissance dépassait celle de Feysul. Les leçons tant de fois répétées
du Coran : « 0 vous qui avez la foi, pourquoi vous priveriez
vous des dons qu’Allah place à votre portée? » ces leçons
n’ont pas été perdues pour le pieux Wahabite, que sa haute dignité,
la richesse et l’influence de sa famille mettent en état de
jouir de tous les biens terrestres. Il m’invitait souvent à prendre
le café j supposant, d’après l’intonation de ma voix, que j étais
Égyptien, et non pas Syrien, comme je le prétendais, il parlait
volontiers du Caire et d’Alexandrie ; mais il apprit aussi que
j ’étais chrétien, et quand l’occasion se présenta, il me laissa
voir quels sentiments je lui inspirais en cette qualité.
J’assistais souvent à ses prédications, soit dans l’élégante