
sujet de l’affaire qui nous amenait; car aussitôt arrivés, nous
avions, en employant la phraséologie wahabite la plus correcte,
déclaré que nous étions venus au Nedjed, avec l’espoir « d’obtenir
de Dieu d abord, et ensuite de Feysul,la permission d’exercer
à Ri ad la profession médicale, sous la protection de Dieu d’abord
et ensuite sous celle de Feysul. » La recommandation faite par
Dogberry « de mettre Dieu en première ligne pour qu’il ne cède:
point le pas à de pareils drôles, » est ici observée à la lettre.
Tout ce que 1 on désire, tout ce que l’on souhaite ou sollicite,
doit être demandé au nom de la Divinité ; de plus, il ne faut pas
que le nom de la créature à laquelle on s’adresse subsidiairement
soit uni à celui du Créateur par la conjonction ordinaire w,
c est-à-dire et, puisque l’on semblerait établir entre eux l’égalité,
ce qui serait un énorme blasphème. La disjonctive « thumma »
(c’est-à-dire, plus loin, à distance), doit être substitutive au w, si
l’on ne veut encourir des peines sévères. « Malheur, s’écriait
plaisamment Barakat, à celui qui visite le Nedjed sans être versé
dans les finesses’de la grammaire ; avec de tels précepteurs, l’éco-
lier pourrait payer de sa tête la moindre méprise. » Abdel-Aziz,
en vrai diplomate, répondit à nos prières par une vague assurance
de bonne volonté. Le naïb, suivi de son escorte, sortit en
exhalant sa mauvaise humeur, pendant qu’Abou-Eysa faisait
avancer les dromadaires vers notre logis.
Ii était situé dans le palais de Djelouwi, ce frère'du roi qu’une
expédition demi-fiscale, demi-guerrière retenait alors loin de
Riad. Un khawah spacieux et deux grandes chambres au rez-de-
chaussée, une troisième au premier étage, avaient été disposés
.Pour nous recevoir. Nous installâmes les dromadaires dans la
cour et nous nous occupâmes de mettre en ordre nos bagages.
Il nous faut maintenant transporter le lecteur sur un autre
théâtre et lui montrer la curieuse comédie de moeurs qui se
jouait au palais.
Quand Feysul apprit 1 arrivée de cette bande d’étrangers maudits,
de ce chargé d’affaires persan avec ses griefs et ses réclamations,
de ces Mecquains avec leur impudente mendicité, de
ces deux étrangers syriens avec leurs prétentions médicales, il
faillit perdre complètement l’esprit. Vieux et aveugle, superstitieux
et timide, toutes les conjectures qu’il pouvait former sur
la caravane qui envahissait son palais sans presque s’être fait
annoncer, augmentaient ses soupçons et ses angoisses. La ville
sainte de l’orthodoxie wahabite était profanée par une triple
abomination; Persans, Mecquains, Syriens, c’est-à-dire hérétiques,
chrétiens et infidèles l’avaient à la fois souillée de leur
contact : c’en était assez pour que le ciel lançât ses foudres, pour
que la terre s’ouvrît et abimât le pays entier. Une nouvelle invasion
du choléra était le moindre des maux que l’on pût craindre.
Il fallait donc à tout prix se débarrasser des odieux voyageurs.
Avec les Mec-quains, la chose était facile; une légère aumône
délivrerait la capitale de leur présence impure ; mais comment
éloigner le naïb, représentant de la cour de Perse? Feysul savait
trop bien que ses plaintes étaient fondées, et que lui, le roi,
était responsable des vexations infligées aux pèlerins par ses
agents, Abou-Boteyn et Mohanna. Un lugubre souvenir augmentait
encore ses craintes ; c’était sous la dague d’un Persan que
son ancêtre Saoud avait succombé ; qui pouvait dire si l’hérétique
naïb ne nourrissait pas un semblable projet contre le chef de
l’orthodoxie? Quant aux deux Syriens, c’étaient assurément des
chrétiens, par conséquent des sorciers, qui lanceraient sur la
famille royale de funestes sortilèges, peut-être une incantation
mortelle. En somme, tous ces étrangers étaient des espions, il
n’y avait pas à cet égard le moindre doute.
Je ne saurais dire si Mahboub, Abdel-Aziz et les autres courtisans
partageaient les terreurs de Feysul; toutefois, ne jugeant
pas à propos de contredire leur maître, ils déclarèrent d’une
voix unanime le péril fort grave. Quelle mesure prendre pour
l’écarter? Gomment déjouer à la fois les complots de tant d’ennemis?
Le conseil déclara que la prudence étant le premier attribut
du vrai courage, Sa Majesté Très-Sainte devait sans délai quitter
la capitale, s’éloigner du voisinage des espions et des meurtriers,
des infidèles et des magiciens, se cacher dans une retraite sûre,
tandis que des serviteurs dévoués sonderaient les intentions de
ces étrangers suspects et les empêcheraient’ de mettre à exécution
leurs perfides desseins.
En conséquence, dès que tous les membres de la caravane
eurent été conduits à leurs demeures respectives, Feysul, accompagné
de Mahboub, d’Àbdel-Aziz et de quelques officiers, sortit
secrètement du château par la Bab-es-Sirr, traversa la ville sans
bruit et alla se réfugier dans une villa solitaire qui appartenait