
mosquée bâtie près de sa demeure, soit dans la grande Djamia.
Il était toujours entouré d’un auditoire nombreux et fervent,
sans compter un petit groupe de disciples choisis, et je dois lui
rendre la justice de dire que c’est un orateur éloquent et
habile, instruit même pour un Wahabite, mais jamais je n’entendis
un sectaire déployer un zèle plus âcre et plus farouche,
faire preuve d’un esprit plus étroit.
Par une belle après-midi de novembre, la grande mosquée
regorgeait de pieux croyants et tous les esprits étaient fort
exaltés, car on venait d’apprendre que « les vrais musulmans »
avaient remporté à Oneyzah une grande victoire sur l’infidèle
Zamil. Abdel-Latif prit pour texte de son discours les avantages
de l’orthodoxie et le danger des innovations modernes. A l’appui
de sa thèse, il raconta une tradition célèbre, d’après laquelle
Mahomet aurait dit à ses disciples : * De même que les Juifs ont
été divisés en soixante et onze schismes différents, et les chrétiens
en soixante-douze, — peut-être le Prophète, peu versé dans
l’histoire, avait-il un vague souvenir des soixante-douze disciples
envoyés pour prêcher l’Évangile, — de même les musulmans
se sépareront en soixante-treize sectes, dont soixante-
douze sont destinées au feu éternel et une seule à .la gloire
du paradis. » Ici le prédicateur fit une pause, comme Massillon
après sa fameuse apostrophe : « Paraissez maintenant, justes,
où êtes-vous? i et un frémissement d’effroi parcourut l’assem-
hlée. « En entendant cet oracle terrible, les Sahhabah, reprit.
Abdel-Latif, s’écrièrent tout d’une voix : Quels sont, ô messager
de Dieu ! les signes auxquels nous pourrons reconnaître l’heureuse
secte qui seule doit entrer en possession.du paradis? —
C’est, reprit Mahomet, celle qui en tout se rendra semblable à
moi-même. — Et nous sommes, ajouta le cadi en baissant la
voix d’un ton de conviction profonde, ce peuple orthodoxe imitateur
de Mahomet, héritier des promesses célestes. »
Ces paroles me rappelèrent le bon mot si connu : « Orthodoxy
means my doxy, heterodoxy another man’s doxy1 * (L’orthodoxie
est ma croyance, l’hétérodoxie, celle d’un autre). Un des compagnons
du Naïb était à mes côtés; en entendant ce curieux
1. Pour bien comprendre cette plaisanterie, il faut savoir que doxy, qui en
grec signifie croyance, a en anglais le sens d’amie, de maîtresse.
passage de théologie wahabite, il se leva transporté d’indignation,
et sortit de la mosquée, se frayant un passage au milieu
de la foule compacte. Mais les Nedjéens étaient trop bien suspendus
aux lèvres de l’orateur pour s’apercevoir de mon sourire
ou de l’air furieux du Persan. D’une voix passionnée et
convaincue l’assemblée exprima sa complète adhésion, et toutes
les mains se levèrent pour attester la puissance unique de cet
Être despotique qui assure le salut des vrais croyants, et qui légitime
en même temps la damnation des incrédules et des polythéistes.
Ce que je viens de dire suffit pour donner une idée de l’éducation
religieuse des Nedjéens. Pendant un mois et demi de séjour
dans la pieuse capitale j’ai assidûment assisté aux sermons
sans avoir entendu dire un seul mot de la moralité, de la justice,
de la commisération, de la droiture, de la pureté de coeur
et de langage, enunmot, de tout ce qui rend l’homme meilleur.
Mais en revanche mes oreilles étaient rebattues par d’intarissables
commentaires sur les oraisons, les croisades contre les
incrédules, sur les houris, les rivières, les bosquets du paradis,
sur l’enfer, les démons et les obligations multiples des époux polygames.
Je ne dois pas passer sous silence un sujet qui revient
très-fréquemment dans les prédications : la corruption profonde
du fumeur de tabac punie par des miracles effrayants, comme
chez nous des esprits moins chrétiens que judaïques en font intervenir
parfois dans les livres de piété. En voici un exemple.
Un homme dont le fervent islamisme semblait à l’abri de tout
soupçon, mourut à Sedous, petite ville de la frontière. On récita
sur sa dépouille les prières d’usage et on l’ensevelit, comme un
bon musulman, le visage tourné vers la Kaaba. Mais il arriva
que pendant les funérailles un des assistants laissa tomber,
sans s’en apercevoir, sa bourse dans la fosse, où elle fut recouverte
par la terre jetée sur le corps. En retournant à sa demeure,
il s’aperçut de la perte qu’il avait faite, et, après avoir
cherché inutilement partout, devina ce qui était arrivé. Notre
homme ne savait à quoi se résoudre. Troubler le repos des
morts est une profanation non moins abhorrée chez les maho-
métans que chez les chrétiens. Cependant, — « quid non mortalia
pectora cogis, auri sacra famés? — le paysan consulta le cadi du
village qui lui répondit sagement, que dans un cas semblable,