
le visage de ce dernier. Il en demanda la cause. « Si vous pouviez
voir ce que je vois en ce moment, • répliqua le magicien, vous
seriez plus affligé que moi. » Cette réponse provoqua naturellement
d’autres questions, et le voyant de Bahilah, après avoir
exprimé la répugnance qu’il éprouvait à communiquer de fâcheuses
nouvelles, continua en ces termes : j ’ai vu un tel (il
nomma un jeune débauché de Mascate), entrer dans votre .maison,
où yotre femme se trouvait seule; elle s’est avancée au-
devant de lui et l’a reçu avec de grands témoignages d’affection.
»
Ce fut au tour du marchand de prendre un air sombre. Othello
ne montra pas moins d’emportement lorsqu’il saisit Iago à la
gorge pour lui demander la preuve palpable qui devait le convaincre
de son déshonneur, que le malheureux Omanite n’en
laissa éclater en écoutant les paroles du magicien. Il voulut connaître
dans tous ses détails l’entrevue de l’épouse coupable et de
son amant. Le sorcier, jetant un regard dans l’espace : « ils sont
maintenant assis, et la main dans la main, échangent des serments
d’amour. » Puis vint la description d’une scène semblable
à celle que le Dante laissé prudemment dans l’ombre, quand il
nous représente Françoise de Rimini cédant aux entraînements
d’une passion funeste. « C’est une histoire vieille comme le
monde et souvent racontée. »
L’indignation du mari outragé se comprend facilement. « Ne
peut-on empêcher le crime, ou du moins le punir? » s’écria-t-il
avec fureur. Le nécromant répondit qu’il possédait un moyen
de vengeance efficace, et qu’il l’emploierait volontiers. « Faites
vite, alors, » dit le marchand. * Un peu de patience, il faut
prendre d’abord les précautions nécessaires pour que cet acte de
justice ne nous devienne pas fatal à nous-mêmes. » Le magicien
se fit remettre par l’Omanite un billet dans lequel ce dernier déclarait
lui confier le soin de châtier les coupables. Puis, l’arrêt
étant signé en bonne forme : « Appelons maintenant le propriétaire
de la maison, continua le sorcier, afin qu’il nous
serve de témoin. » Les ordres du voyant furent exécutés. La
nuit était venue. Tous les acteurs de cette scène étrange se réunirent
sur la terrasse à la clarté des étoiles. La sentence de mort
fut placée au milieu des assistants : « Donnez-moi votre dague, »
dit à son ami l’homme de Bahilah. Le jeune marchand tira de sa
ceinture le poignard à lame recourbée que portent les Omanites
de libre naissance. Le magicien le prit, en dirigea la pointe vers
le nord, murmura quelques paroles à voix basse et fendit l’air
deux fois avec l’arme meurtrière. « Yous pouvez maintenant
dormir en paix, continua-t-il en s’adressant au mari, votre vengeance
est complète, les deux coupables ont été frappés de
mort. ».
Peu de jours après, le marchand quittait Zanzibar pour retourner
à Mascate. A peine débarqué, il apprit que son frère
avait été jeté en prison, sous l’inculpation d’un double meurtre.
Yotre femme, lui dit-on, a été trouvée sans vie dans l’une des
chambres de votre demeure ; auprès d’elle était un jeune homme
— on lui nomma l’individu même désigné par le voyant — et
tous deux venaient d’être percés d’une dague. Il a été impossible
de découvrir Tassàssin, mais comme votre frère paraissait plus
intéressé que tout autre dans cette triste affaire, les soupçons se
sont portés sur lui. »
Le marchand se rendit sans délai auprès des autorités civiles,
auxquelles il expliqua comment les choses s’étaient passées. Le
cas était trop grave et trop singulier pour ne pas être examiné
avec soin. Il fut porté de tribunal en tribunal jusqu’à calque
le sultan Saïd eût déclaré qu’il s’en réservait le jugement.
Le monarque donna l’ordre d’amener le marchand et son frère
au château de Nezwah où il résidait; il les interrogea séparément,
puis, leur ayant défendu de quitter la ville sans sa permission,
il fit venir de Zanzibar tous les témoins de la scène nocturne
que nous avons décrite. Quand le sorcier, l’hôte africain
et sa famille furent arrivés, le rai tint publiquement une cour de
justice, dans laquelle il leur montra l’arrêt de mort signé par
l’époux outragé ; tous le reconnurent et confirmèrent par leurs
dépositions le témoignage du marchand. Saïd, frappé de surprise,
se reconnut incompétent pour juger une telle cause. Il renvoya
les hommes de Mascate et de Zanzibar après leur avoir fait remettre
de riches présents pour les indemniser du temps qu’ils
avaient perdu. Quant au sorcier, le prince se contenta de lui
recommander plus de réserve dans l’exercice de sa puissance'
surnaturelle. Si l’on en croit la rumeur publique, Saïd avait une
raison particulière pour se montrer aussi indulgent; sa femme,
la mère du sultan actuel, était l’Hécate des magiciennes arabes;