
Cependant le nombre des zélateurs est encore aujourd’hui
maintenu au complet, leur autorité demeure la même; deux
fois par semaine, le lundi et le jeudi, ils sont reçus par le roi
en audience privée, ce qui n’est pas un mince privilège, car
le monarque nedjéen ne tient d’audience publique qu’une fois
par mois, et n’est ordinairement accessible que pour son premier
ministre, ses esclaves noirs et son harem. Les zélateurs
forment le véritable conseil d’État, il n’est pas de question de
paix ou de guerre, pas de décret, pas de traité qui ne leur soit
soumis; ils représentent ce que l’on pourrait appeler le parti
conservateur et entravent le mouvement inévitable qui, même
chez les Wahabites, pousse la société vers le progrès.
Comme il est facile de le supposer, ce corps, environné du
respect apparent de la population, est l’objet de sa haine secrète,
Des amis, la tasse de café à la main, causent-ils librement entre
eux? un zélateur entre, aussitôt le sourires’éteint sur les lèvres
et la conversation devient si édifiante que les anges de l’Islam
eux-mêmes n’y trouveraient rien à reprendre. Une bande de
jeunes gens se promènent-ils dans les rues avec une allure un
peu trop joyeuse? du plus loin qu’ils aperçoivent le zélateur, iis
ralentissent le pas et baissent modestement les yeux vers la
terre. Une lampe clandestine est-elle allumée à une heure indue?
elle s’éteint aussitôt et tout rentre dans les ténèbres dès qu’un
coup frappé aux volets semble annoncer la présencedu redoutable
zélateur- La pipe prohibée exhale-t-elle, chose plus grave encore,
ses vapeurs abominables dans un coin reculé de la maison ? le
bâton du zélateur résonne sur la porte extérieure ; vite le fumeur
jette dans le foyer le eontenu de l’instrument maudit, se hâte
de laver sa bouche et ses moustaches, et recourt aux parfums les
plus énergiques pour se donner une odeur orthodoxe. En un
mot, des écoliers trouvés en faute par un maître sévère, de
pieuses puritaines surprises par un clergyman au moment où
elles lisent le dernier roman français, un membre de la société
des buveurs d’eau, vu le verre en main à-côté d’une bouteille à
moitié vide, ne sont pas plus troublés que les Nedjéen s quand
ils reçoivent la visite inattendue d’un zélateur.
Dans ces occasions, la figure de noire ami Abou-Eysa m’amusait
extrêmement. Il savait à quoi s’en tenir sur le compte des
pieux censeurs, et ceux-ci ne le connaissaient pas moins.; mais
le saint caractère des membres du conseil commandait la déférence;
et, d’un autre côté, la faveur dont le guide jouissait à la
cour, sa richesse, son influence ne permettaient pas de le traiter
légèrement; il en résultait une contrainte mutuelle, une politesse
forcée qui parfois étaient d’un haut comique. Tant qu’avait
duré la ferveur première de la réforme, Abou-Eysa s’était prudemment
tenu à l’écart; lorsqu’une affaire urgente l’appelait à
Riad, il dressait sa tente hors des murs afin de pouvoir, en compagnie
de quelques bons vivants, manger, boire, fumer à l’aise
et maudire les zélateurs. Après que le temps eût un peu amorti
le zèle des Wahabites, il revint dans la ville, en prenant soin
toutefois d’être absent aux heures des prières, surtout le vendredi.
Il échangeait aussi fort judicieusement son riche vêtement
de soie contre des habits de couleur sombre ; un vieux mouchoir
de coton remplaçait son turban brodé d’or, enfin il évitait soigneusement
de mettre les pieds dans le quartier de la ville habité
par les descendants d’Abdel-Wahab. Si, malgré ces précautions,
le hasard le rapprochait des puritains mahométans, il
faisait de son mieux pour paraître dévot, et conformer son langage
à celui de ses austères interlocuteurs. Ceux-ci, condescendant
à l’humaine faiblesse, affectaient de ne pas voir les fautes
que notre ami laissait échapper; mais dès que les deux partis
cessaient d’être en présence, chacun donnait cours à ses'vérita-
bles sentiments; Abou-Eysa qualifiait les zélateurs de vils espions,
fie chiens, d’hypocrites, tandis que ces derniers sentaient leurs
doigts frémir d’impatience, tant était vif leur désir de « purifier la
peau de l’infidèle,» pour employer la périphrase par laquelle les
Nedjéens désignent le châtiment réservé aux déserteurs de la foi-
Abboub, ainsi se nommait le zélateur dépêché vers nous, eut
recours à un mode d’inquisition beaucoup plus efficace que
celui d’Abdel-Hamid. Affectant de nous croire musulmans, il en-
tama les questions religieuses, parla du véritable caractère de
la foi mahométane, de la corruption apportée par le malheur
du temps ; il s’informa des usages de Damas et son oeil scrutateur,
qui observait tout à la dérobée, trahissait l’espérance
secrète de nous surprendre dans nos paroles. Nous ne nous
laissâmes pas intimider : à chaque citation du Coran, nous ré pondîmes
par deux autres et nous montrâmes une connaissance
Approfondie soit du « grand, » soit du * petit » polythéisme des