
Mes lecteurs excuseront, je l’espère, cette courte digression.
Elle ne m’a pas été inspirée par une animosité nationale ou personnelle,
mais par une conviction profonde ; car dans des pays
habités par les races les plus différentes, j’ai toujours vu l’islamisme,
ce poison de l’Orient, produire les mêmes résultats.
Partagés entre la joie et la tristesse, mais tous extrêmement
faibles, nous marchâmes jusque vers midi. Enfin nous atteignîmes
une colline sur laquelle les arbres commençaient à se mêler
aux buissons de la côte, et la Bathat-Farzah (vallée de Farzah)
déroula tout à coup devant nos regards ses tapis de verdure et
son amphithéâtre boisé que dominent de hautes masses de
granit. Le palais de Thoweyni, qui s’élève au milieu de cette
riche campagne, ressemble beaucoup à ces châteaux du temps
de Louis XIII que j ’ai vus dans la France centrale. Il se compose
d’un pavillon et de deux ailes symétriques ; des balcons garnissent
le premier étage et un perron conduit à l’entrée principale;
bref, c’est un édifice d’aspect si européen, que je m’étonnai
de le trouver en Arabie. Ce palais fut construit d’après les
ordres du sultan Saïd par des architectes occidentaux. Près d’une
porte conduisant aux appartements privés, Thoweyni, entouré
de ses courtisans, jouissait à l’ombre de l’air frais du matin;
devant lui deux ou trois cents cavaliers exécutaient les évolutions
.d’un combat simulé. On apercevait çà et là des tentes
abritées sous des bouquets d’arbres ; tout respirait la vie, la joie
et la sécurité, c’était une scène bien différente du drame lugubre
de la nuit.
Nous fîmes halte derrière un rideau de feuillage d’où nous
pouvions sans être vus observer le roi et la cour. La parade fut
bientôt terminée; les troupes, après avoir salué le sultan, regagnèrent
leurs quartiers respectifs. Nous sortîmes alors de
notre cachette, et quelques-uns des Arabes qui entouraient le
roi, nous ayant aperçus, vinrent à notre rencontre. « Vous êtcs
sans doute de malheureux naufragés, nous dirent-ils ; nous parlions
à l’instant de la tempête et des vaisseaux qui avaient dû
périr la nuit dernière ; votre présence prouve combien nos
craintes étaient fondées. » Puis, sans autre préambule, ils nous
conduisirent devant le prince.
Je pouvais à peine garder mon sérieux en songeant à la piteuse
figure que je faisais en ce moment; cette circonstance
cependant fut favorable à mon incognito, car Thoweyni
avait dû voir beaucoup d’étrangers; et sans l’excentricité de
mon costume, il aurait peut-être découvert en moi un Anglais.
Mais il aurait fallu être sorcier pour reconnaître un Européen
dans le vagabond demi-nu qui sollicitait l’assistance du prince ;
e t, quoique la rumeur publique accusât sa mère de magie, le
sultan n’avait pas la moindre prétention à la science cabalistique.
Tandis que nous nous inclinions respectueusement devant lui,
je l’examinais avec attention. Il portait une tunique blanche
d une admirable, finesse sur laquelle couraient de riches broderies;
sa tête était couverte d’un large turban de cachemire surmonté
d'un diamant, et une magnifique dague à poignée d'or
pendait à sa ceinture ornée de pierres précieuses. Sa taille est
haute, ses traits réguliers, sa physionomie, qui exprime la
finesse, garde malheureusement aussi l’empreinte d’une vie dissipée.
Il est, en effet, un franc disciple d’Ëpicure, mais il aurait
pu être meilleur, si l’éducation n’avait perverti ses qualités natives.
La pénétration, la bienveillance, l’amour du plaisir se
lisent à la fois sur son visage et dans ses manières. A ses pieds
était assis un enfant dont le teint brun et le splendide costume
indiquaient l’origine ; c’était le fils du sultan et d’une esclave
abyssinienne. Le premier ministre et plusieurs autres personnages
distingués par le rang et la naissance • entouraient Thoweyni;
tous avaient des vêtements blancs brodés d’or. De
nombreux serviteurs, armés de dagues et d’épées, se tenaient
à quelque 'distance.
Ce fut naturellement le capitaine qui porta la parole au nom
de tous les naufragés. Le roi le reçut d’un air de compassion,
demanda de quel pays était notre vaisseau, de quoi se composait
son chargement, dans quel port il se rendait, combien de
personnes avaient péri, comment nous avions échappé à la
mort; puis après avoir promis à l’infortuné propriétaire un
dédommagement de ses pertes, il donna des ordres pour que
nous fussions logés au palais.
J’aurais désiré qu’Yousef parlât des présents que nous avions
été chargés de remettre et'de celui qui les envoyait; mais mon
compagnon craignit de passer pour un imposteur et jugea plus
prudent de garder le silence; quant à moi, je ne crus pas devoir
attirer l’attention de Thoweyni, car j ’apercevais parmi les assisu—
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