
Vers la fin de l’après-midi nous gravîmes la basse et large
chaîne des montagnes du Katif, laissant le Djebel-Mushahhar à
une grande distance sur notre droite. Mais la mer, quoique mes
regards l’eussent cherchée avec une impatience presque égale à
celle des Dix mille quand ils approchaient du Pont-Euxin, restait
toujours cachée à nos yeux par le prolongement des hauteurs.
Les sables de l’Hasa font ici place à un sol rocheux et
noirâtre; .un air froid et vif nous frappait le visage; et le soir,
harassés de fatigue, nous fîmes halte auprès d’un bouquet
d’arbres, juste sur la ligne frontière du territoire de Katif. Près
delà se trouve le village d’Azmiah, qui tombe maintenant en
ruines; les maisons occupées encore par quelques rares
habitants ont un aspect si misérable que nous préférâmes
camper à l’ombre d’une haute haie d’aloès, et prendre notre
souper sur nos provisions. Nos dromadaires paissaient sans être
attachés, quand, hélas ! ils profitèrent de l’obscurité pour s’enfuir,
et ce ne fut pas sans beaucoup de peine que nous parvînmes à
les rattraper; je savais pourtant déjà, comme je l’ai dit dans le
premier chapitre de cet ouvrage, qu’ün chameau, lorsqu’il se
sent libre, n’a jamais de lui-même l’idée de revenir vers son
maître.
Le jour suivant, nous nous levâmes à l’aube et nous traversâmes
les montagnes en suivant un long sentier sinueux ; enfin
après mille détours et plusieurs heures de marche, la sombre
ligne d’arbres qui forme la ceinture de Katif du côté de la terre
s’offrit à nos regards. La mer se trouve immédiatement au
delà, nous le savions, mais le rideau de verdure nous empêchait
de l’apercevoir.
Vers le milieu du jour, nous descendîmes le dernier revers,
rocher de grès escarpé qui semble avoir été, à une époque antérieure,
une falaise bordant le rivage. Nous sommes maintenant
sur la côte même, dont le niveau est presque celui du golfe ; une
marée plus haute de quelques pieds viendrait baigner jusqu’aux
rochers. Ainsi.s’explique l’insalubrité du pays qui est pourtant
fertile et populeux; mais les habitants ont presque tous l’air
chétif et le teint blême. Le chemin que nous suivions, grande
route de Katif, nous conduisit pendant une heure au jnoins sur
un terrain blanchâtre qui était le lit desséché d’un marais salin ;
en face de nous, à notre droite et à notre gauche s’étendaient
des massifs de palmiers, parmi lesquels serpentaient les arcades
et les canaux à demi brisés d’un vieil aqueduc, oeuvre de la
dynastie carmathe, et qui amenait dans Katif une eau meilleure
que celle des puits voisins. La longueur totale de la construction
est d’environ cinq milles. Des courants, dirigés autrefois par des
ouvrages de maçonnerie, se dispersent capricieusement dans la
campagne, ou s’amassent pour former des étangs. L’atmosphère
était d’une pesanteur accablante, la chaleur extrême, et la riche
végétation qui nous entourait me rappelait la côte de l’Inde.
Quand nous fumes arrivés à l’ombre des grands arbres, il nous
fallut suivre une chaussée aussi étroite que celle de la vallée de
la Désolation dont parle Bunyan, seulement elle était beaucoup
moins droite, et bien que chrétien, j y courais à chaque pas le
risque de tomber dans une fondrière. Par bonheur, au lieu d’A-
pollyon et de ses esprits infernaux, nous rencontrions des artisans
ou d’inofïensifs villageois.. Après une heure de marche, nous
atteignîmes la porte occidentale de Katif, arche élégante flanquée
de tours et de hautes murailles, dont la plupart tombent en
ruines. Près de là se trouvent les deux cimetières destinés, l’un
à la population indigène, l’autre à la colonie nedjéenne, car une.
haine mutuelle divise, même après leur mort, les vainqueurs et
les vaincus.
La ville, brumeuse et remplie de boue,, a l’aspect le plus
triste qu’on puisse imaginer. La foule remplissait, cependant
les rues, et les traits, le costume des habitants confirmaient
l’origine persane que leur attribue l’histoire. La province entière
est en effet peuplée par une race dans laquelle domine'
le sang iranien, mêlé à celui de Bagdad et de Bassora. Quand
les. Benou-Abbas triomphants accablèrent de persécutions les
malheureux shiites, ceux-ci,, encouragés, par la protection des
princes carmathes, se réfugièrent en grand nombre dans le
Katif. Ils contribuèrent largement à. développer l’industrie et
le commerce de la capitale',1 !mais en même temps, ils corrompirent
les moeurs et altérèrent là pureté du type arabe.. La
population, il est inutile de le dire, se compose entièrement
dé shiites, ou plutôt de hhowarjd, (libres penseurs). Les habitants
ont passé par toutes les phases de l’erreur et de 1 incrédulité
orientales; sectateurs de Mahomet, ils sont devenus les
partisans d’Ali, puis des imans-Ismaïl, Mous.a et Abou-Kasim,