Je sais que quelques naturalistes comptent beaucoup sur les milliers
de siècles qu’ils accumulent d’un trait de plume ; mais dans de
semblables matières nous ne pouvons guère juger de ce qu’un long
temps produirait, qu’en multipliant par la pensée ce que produit un
temps moindre. J’ai donc cherché à recueillir les plus anciens docu-
mens sur les formes des animaux, et il n’en existe point qui égalent,
pour l’antiquité et pour l’abondance, ceux que nous fournit l’Égypte.
Elle nous offre, non-seulement des images, mais les corps des animaux
eux-mêmes, embaumés dans ses catacombes.
J ’ai examiné avec le plus grand soin les figures d’animaux et
d’oiseaux, gravés sur les nombreux obélisques venus d’Égypte dans
l’ancienne Rome. Toutes ces figures sont, pour l’ensemble, qui
seul a pu être l’objet de l’attention des artistes, d’une ressemblance
parfaite avec les espèces telles que nous les voyons aujourd’hui.
Chacun peut examiner les copies qu’en donnent KirkeretZoega}
sans conserver la pureté de trait des originaux elles- offrent encore
des figures très-reconnoissables. On y distingue aisément l’ibis, le
vautour, la chouette, le faucon, l’oie d’Égypte, le vanneau, le râle
de terre, la vipère haje ou l’aspic, le céraste, le lièvre d’Égypte avec
ses longues oreilles, l’hippopotame même, et dans ces nombreux
monumens gravés dans le grand ouvrage sur l’Egypte, on voit quelquefois
les animaux les plus rares, l’algazel par exemple, qui n’a été
vu en Europe que depuis quelques années (i).
Mon savant collègue, M. Geoffroy Saint-Hilaire , pénétré de
l’importance de cette recherche, a eu soin de recueillir dans les
tombeaux et dans les temples de la Haute et de la Basse-Égypte,
le plus qu’il a pu de momies d’animaux. Il a rapporté des chats, des
ibis, des oiseaux de proie, des chiens, des singes, des crocodiles
une tête de boeuf', embaumés et l’on n’aperçoit certainement pas
(i) La première image que l’on en ait d’après nature est dans la Description de la Ménagerie
par mon frère; on le voit parfaitement représenté. Descr. de l ’E g . Antiq.,\. IV, pl X L ÏX .
PRÉLIMINAIRE, LXIII
plus de différence entre ces êtres et ceux que nous voyons, qu’entre
les momies humaines et les squelettes d’hommes d’aujourd’hui. On
pouvoit en trouver entre les momies d’ibis et l’ibis, tel que le dé-
crivoient jusqu’à ce jour les naturalistes ; mais j’ai levé tous les
doutés dans un mémoire sur cet oiseau, qui fait partie du présent
ouvrage, et où j’ai montré qu’il est encore maintenant le même que
du temps des Pharaons. Je sais bien que je ne cite là que des
individus de deux ou trois mille ans, mais c’est toujours remonter
aussi haut que possible.
Il n’y a donc, dans les faits connus, rien qui puisse appuyer le
moins du monde l’opinion que les genres nouveaux que j ’ai découverts
ou établis parmi les fossiles, les paloeothériums, les anoplo-
thériums, les mégalonyx, les mastodontes, les p térod acty les,
e tc., aient pu être les souches de quelques uns des animaux d’aujourd’hui
, lesquels n’en différeraient que par l’influence du temps
ou du climat ; et quand il serait vrai ( ce que je suis loin encore de
croire.) que les éléphàns, les rhinocéros, les élans, les ours fossiles,
ne diffèrent pas plus de ceux d’à présent que les races des chiens ne
diffèrent entre elles, on ne pourrait pas conclure de là l’identité
d espèces, parce que les races des chiens ont été soumises à l’influence
de la domesticité, que ces autres animaux n’ont ni subi, ni pu
subir.
Au reste, lorsque je soutiens que les bancs pierreux contiennent
les os de plusieurs genres, et les couches meubles ceux de plusieurs
espèces qui n’existent plus, je ne prétends pas qu’il ait fallu une
création nouvelle pour produire les espèces aujourd’hui existantes,
je dis seulement quelles n’existoient pas dans les mêmes lieux, et -
quelles ont dû y venir d’ailleurs.
Supposons, par exemple, qu’une grande irruption de la mer
couvre d’un amas de sablés ou d’autres débris le continent de la
Nouvelle-Hollande ; elle y enfouira les cadavres des kanguroos, des