Par les belles journées dont le ciel nous avait
favorisés, il y avait quelque chose d’éminemment
poétique à parcourir ce pays comme nous le faisions.
Toujours à cheval, nous ne nous pressions
jamais ; nous allions presque toujours au pas, à
l’amble et rarement au trot ; c’est la meilleure
manière de voir le pays avec les chevaux flegmatiques
et si sûrs de ces montagnards. On s’arrête
quand on veut ; on monte, on descend dix fois
sans difficulté ; trouve-t-on un bel en droit pour
laisser reposer les chevaux, on s’y arrête ; on s’y
couche sous un tilleul ou sous un chêne ; il semble
qu’on ne fasse qu’une promenade de plaisir.
Nous ne nous arrêtâmes d’abord à Baragone
que pour prier la princesse Eristaf qu’elle eût
la bonté d’ordonner qu’on nous fît changer de
chevaux; elle nous donna un guide qui devait
nous mener au village de Tsessé et nous faire
trouver des montures ; mais à peine étions-nous
sortis de la cour qu’elle fit courir après nous
pour nous dire que dans le fait nous ferions
beaucoup mieux de passer la nuit dans sa maison
; qu’elle nous engageait très-fort à accepter
son invitation, et qu’on nous amènerait ici nos
chevaux quand nous l’ordonnerions.
Mon Nicolas qui faisait maigre ce jour-là, parce
que c’était fête le lendemain, avait, comme
Sancho, grande envie de se dédommager de son
jeûne chez madame la princesse, où c’était l’usage
de tuer un mouton pour ce jour-là. Nous nous
rendîmes donc à son invitation, et nous fûmes
fort bien traités. Logés dans une grande chambre
avec des fenêtres qui donnaient sur l’église, on
nous envoya du thé, ce qui n’est pas fort commun
encore chez les Géorgiens. Cet article de luxe n’a
pénétré que chez les plus riches seigneurs ; mais
tous paraissent en général y prendre goût.
Nous assistâmes à la grand’messe le lendemain;
puis j ’allai dessiner la grande écluse du Rion,
ce qui fut suivi d’un dîner vraiment somptueux,
où le mouton surtout parut sous toutes les formes
possibles : on m’avait donné cuiller, couteau
et fourchette, objets fort rares encore jusqu’à
présent.
Je ne pus remercier de vive voix madame la
princesse à qui l’absence de son mari ne permettait
pas plus que la première fois, de voir
des étrangers et de les recevoir elle-même. Le
prêtre de cette belle église, espèce de chapelain,
faisait les honneurs de chez elle.
Après dîner, nous dîmes adieu à Baragone,
fort reconnaissants de l’aimable hospitalité de
ses habitants. Arrivés à l’écluse du Phase, au
lieu de passer le pont, qui mène à Khotévi, nous
nous tînmes toujours sur la rive droite du Phase,
traversant dans toute sa longueur cette large
vallée du Bas-Ratcha, limitée des deux côtés par
du calcaire crayeux.