de millet ou de gâteau de maïs à la main, guettent
l’instant où par amitié on leur lancera quelque
chose , pour le recevoir honnêtement avec
les deux mains, et remercier par un profond serviteur
en ôtant son bonnet-fronde. Il est très-
impoli , et c’est un manque souverain de savoir-
vivre, que de laisser tomber quelque chose qu’on
vous a jeté en vous appelant par votre nom, et en
vous donnant ainsi une grande marque de faveur.
Sur ces entrefaites l’échanson, sa grande cruche
à vin dans une main, et une corne, quelquefois
un verre dans l’autre, commence à verser
une rasade qu’il présente au maître de la maison
qui se lève, fait un g(rand serviteur en ôtant son
bonnet, et récite une longue kirielle de compliments
en l’honneur du principal de ses hôtes ; il
le félicite de son heureuse arrivée, lui souhaite
la bienvenue, et prie Dieu pour lui, pour sa famille
, pour l’heureuse réussite de son voyage et
de ses entreprises, etc. Jamais je n’ai vu des gens
complimenteurs sur ce chapitre-là comme les
habitants de l’ancienne Colchide. On se croit aux
temps homériques ; on se croit avec Ulysse chez
les Phéaciens, ou avec Télëmaque chez Nestor à
Pylos, ou chez Ménélas, où im rituel de cérémonies
présidait à tout(i). La seconde corne ou
(1) Odyssée, chap. I I I , v. 4o> chap. V I I , y. 171;
chap. XIII, y. 57.
le second verre est à l’hôte principal, qui remercie
alors'le maître de la maison de son hospitalité,
et qui lui souhaite mille prospérités
pour lui, pour sa femme, ses enfants, ses gens,
sans oublier personne ; que son millet s’augmente
dans son grenier et son vin dans ses koupchines;
que son bétail soit en bonne santé, etc. Le verre
fait ainsi le tour de la table.
Les personnes d’un haut rang se font servir
par leurs échansons particuliers, qui les suivent
partout en voyage, et que l’on reconnaît à l’a-
zerpêche, ou grande cuiller à soupe en argent
dore, qu’ils portent enfoncé par le manche à
leur ceinture, et dans laquelle ils servent â boire
à leurs maîtres.
Quand les convives sont nombreux, on augmente
les échansons, qui ont toujours bien à
faire; car, les premiers compliments terminés,
chacun boit tant qu’il veut, et les Géorgiens, les
Imérétiens et les Mingréliens sont bien, à mon
avis, de tous les peuples de ma connaissance,
les plus grands buveurs. Il paraît qu’il y a longtemps
qu’ils jouissent des dons de Bacchus, et
que la renommée des vins de la Colchide avait
passé jusqu’en .Grèce. Homère ne fait-il pas dire à
Ulysse (1) : « Nous passons dans ce séjour (la Colchide)
une année entière; le repos, l’abondance,
(1) Odyssée, chap. X, v. 468.