VIII. LES BELLES-LETTRES.
Un autre caractère distinctif de toute poésie populaire authentique, c’est l’intime union entre l’homme
et la nature. A cet égard, le Kalevala ne laisse rien à désirer. Les comparaisons sont presque toujours
empruntées à la nature inculte. Et la nature du Nord y est peinte avec une clarté, une fidélité, une vie,
telles que cela n’est possible qu’à un peuple à l’état de nature, doué d’une vive imagination. Et quand
nous disons qu’elle y est rendue vivante, nous n’entendons pas seulement que tout y est vu et reproduit
avec vérité, que les forêts, les eaux et les, airs y apparaissent peuplés de leurs véritables habitants, mais
qu’en outre ils fourmillent d’esprits, saris compter que les objets naturels eux-mêmes ont la sensibilité
et le don de la parole. La nature prend part aux joies et aux tristesses de l’homme, et cette sympathie
contribue parfois puissamment à rehausser l’effet. Voyez par exemple ce passage sur la place où Kul-
lervo'a perpétré son plus horrible crime, séduit sa soeur inconnue, et où il vient chercher la mort:
Et là l’herbe verte pleurait, Ici l’herbe ne poussait plus.
A travers le bois résonnait une plainte, La bruyère ne portait plus de nouvelles fleurs,
Toutes les petites plantes portaient le deuil, . Les brins d’herbe ne se dressaient plus
Les fleurs de la bruyère versaient des pleurs —. Sur la place funeste
Sur la vierge séduite, Où la jeune vierge fut séduite,
Sur le fruit d’une femme,- ici détruit. - , Où la fille de sa mère fut détruite.
(Chant 36: 307—318).
Encore quelques mots sur les principaux personnages du poème.
Vâinâmôinen est le héros principal et, par les traits essentiels de son caractère, le héros idéal de la
nation finnoise. Une profonde sagesse et la science du chant sont ses attributs principaux: le sérieux et
le calme marquent sa manière d’être. Si le poème le montre souvent gémissant et versant des pleurs
pour des causes assez futiles- il ne faut pas croire pour cela qu’il manque de virilité. Les pleurs sont
l’expression naturelle de la douleur et de l’émotion; les anciens Finnois n’y voyaient rien d’indigne d’un
homme. Quand les pleurs dépassent lès limites du possible (par exemple quand Vâinâmôinen arrive au
Pohjôlà poussé par le vent, ou quand les mères d’Aino et de Kullervo se lamentent), il ne faut voir
dans cette exagération que l’expression naïvement symbolique de la profondeur du sentiment. En revanche,
il n’était pas digne , d’un homme de rire. Le rire passait pour une marque de légèreté ou de
sottise; aussi Vâinâmôinen a-t-il toujours pour épithète «le grave vieillard» (vaka vanha). Ce trait caractéristique
repose sur les conditions générales de la nature et de la vie; rappelons-nous à ce propos que
les Scandinaves et les anciens Germains regardaient les larmes, mais non le rire, comme rabaissantes
pour l’homme, tandis que les héros d’Homère n’ont pas de préjugés à cet endroit; ils sont simplement
humains, rient ou pleurent sans fausse honte. Dans l’expédition contre le Pohjola, Vâinâmôinen est le
chef; il surpasse tous les autres en courage, ' en force et en sagesse. Mais la vénération dont il est en
général l’objet dans le poème, n’empêche pas que le sage vieillard ne soit présenté sous un jour comique
quand il s’avise de faire la cour aux jeunes filles. Aussi cela n’arrive qu’en temps de paix:
aussitôt que l’intérêt du Kalevala est enjeu, il ne se laisse plus fasciner par la beauté féminine. Le poème
nous le montre sublime lorsque, nouvel Orphée, il charme la terre et le ciel des accords de sa lyre.
Le forgeron Ilmarinen, c’est l’homme du travail manuel. Son habileté remarquable est réputée au
loin, bien qu’il ne s’aide jamais dans son travail du pouvoir du chant. Du reste il est prosaïque et
dépourvu d’imagination, il n’aime pas les nouveautés et manque d’initiative, mais il accomplit avec persévérance
l’ouvrage une fois entrepris. Si l’on ajoute qu’il est honnête, crédule et qu’il a le coeur tendre,
on a de lui un portrait qui pourrait être Celui de maint campagnard finnois d’aujourd’hui.
Le troisième héros, Lemminkainen, gai et léger, n’a guère de ressemblance avec les précédents,
mais il n’en représente pas moins une face assez fréquente du caractère national. La guerre et l’amour
sont ses passions; aussi avide de l’un que de l’autre, il est sans cesse en route pour chercher des aventures.
Son orgueil irritable lui fait toujours rencontrer les occasions de se battre; son extérieur imposant
et sa joyeuse humeur charment les belles. Malgré tout, il est capable de sentiments profonds, il est
tendrement attaché à sa mère, bien qu’il cause souvent du chagrin à celle qu’il aime tant.