Pendant que la vie littéraire germait ainsi dans la capitale, il semblait qu’à Âbo les traditions interrompues
dussent reprendre racine dans l’ancien terrain.- Une Société musicale, datant des temps de
Porthan et de Franzén, s’était reconstituée et venait en aide aux efforts littéraires. J. W. Lilja, l’actif
éditeur, n’avait aucune peine à remplir les colonnes de l’«Aura», l’organe de ce mouvement de 1847 à
1854 et en 1856, alors qu’il devint une revue hebdomadaire. Non seulement des traductions, mais plus
encore des nouvelles et des comédies originales affluaient de la part d’écrivains de l’endroit, hommes et
femmes. Les plus distingués furent Jo h a n A u g u s t v o n E s s e n (1815— 1873) et N i l s H e n r ik P in e l l o
(1802— 1879). Le premier a reproduit, dans des récits sans prétentions, des Souvenirs de la dernière
guerre de Finlande («La nuit du meurtre à Kauhajoki», «L’écrin dangereux»); il s’est essayé aussi dans
la nouvelle mondaine («Un enfant de son temps»). Son ouvrage le plus connu est une pièce, «Skar-
gârdsflickan» (La fille du pêcheur), imitée du français, abondant en couplets sur des mélodies indigènes
et qui a été longtemps une pièce favorite du répertoire des théâtres de société. Pinello, dont le talent
était plus superficiel, a fourni d’agréables passe-temps par ses imitations de pièces françaises auxquelles
Greve adaptait de la musique. Un babillage inoffensif et quantité d’agréables anecdotes caractérisent les
«Petits récits et tableaux de notre temps du capitaine Puff», que Pinello continua à publier pendant une
dizaine d’années encore-(i866— 1878) après que ce mouvement littéraire avait commencé à montrer des
signes d’épuisement. Une fois, visant plus haut, il préjugea trop de Ses forces: c’est quand il écrivit un
opéra romantique «Le tuteur du fils de famille», dont Ingelius, alors déjà tombé
très bas, composa la musique. A x e l G a b r i e l In g e l iu s , surnommé Agis, fut le
plus fécond feuilletoniste de l’Aura de 1849 à 1856. «La cabane de feuillage»,
«Le château gris», «Les souvenirs de Celia la gouvernante», «Feuilles bigarrées»,
«La fleur de Heinola», sont au fond des histoires très ordinaires, mais affublées
d’un romantisme qui ne fait que trahir chez l’auteur le manque d’uriè culture délicate,
soit Comme artiste, soit comme homme. C’était un génie déséquilibré,
disait-on, mais ce manque d’équilibre était de nature plutôt morale qu’esthétique.
Cependant cette activité poétique agissait sur la jeunesse du gymnase d’Âbo;
on constate en effet chez elle, jusqu’après 18 7 0 , le goût des exercices littéraires
et le talent de manier correctement la langue des vers. Les productions sorties
J o s e f Ju liu s W e c k s e ll. de ce foyer littéraire sont marquées d’un bel essor vers l’idéal, et ont volontiers
pour sujet les souvenirs historiques de la ville natale. Mentionnons encore comme
appartenant à cette époque deux poètes formés dans ce milieu. K a r l R o b e r t M a lm s t r ô m (né en 1830)
publia en 1856 un cahier de «Poésies» ; ce cahier est devenu un volume dans l’édition de 18 7 9 . Malmstrôm
traite avec un sentiment poétique délicat les sujets ordinaires de la poésie lyrique:; sans imiter
aucun de ses aînés, il n’a pas grande originalité, ni inspiration bien vive. Sa pensée prend facilement
une tournure religieuse; et en effet il s’est voué à la carrière ecclésiastique. En somme, ses vers ont
du charme et de l’harmonie, mais ne laissent qu’une impression terne et pâle. Dans son drame historique
«Erik Fleming» (1867), il y a trop de lyrisme aussi bien dans l’action que dans les caractères.
J o s e f J u l iu s W e c k s e l l (né en 1838) avait plus de fond; encore sur les bancs du collège, I l s’était fait
un nom au delà du cercle de ses camarades; en 1860 déjà il publiait un Choix de ses oeuvres de jeunesse.
Sans doute il s’y trouvait encore sur le terrain des autres, rappelant quelquefois Franzén, plus Souvent
Topelius, dont il a les métaphores osées; mais si l’on y regarde plus attentivement, on aperçoit des indications
de mouvements plus passionnés que dans aucun de nos poètes depuis Stenbâck; dans plus d’une
de ses poésies de jeunesse où l’amour est encore couleur du ciel, l’amitié, fidèle, la nature, bénigne et
souriante, on remarque pourtant un scepticisme naissant qui donne un pli ironique aux lèvres de la
muse; dans la poésie s’insinue un sentiment d’amertume, tantôt contre le monde, tantôt contre lui-même,
sentiment rare jusque-là chez nos poètes. Et le doute grandit avec une effrayante rapidité, devient une
sorte de désespérance, tenant du byronisme, jusqu’à ce que ce poète de vingt-quatre ans se voit comme
un enfant des ténèbres penché sur le bord de cet abîme de la folie où s’engloutit en effet sa raison. Il
avait cependant eu le temps d’achever son drame historique «Daniel Hjort», le chef-d’oeuvre de cette
courte carrière. Dans son héros, une de ces sombres figures du temps de Fleming, il a personnifié ses
propres méditations sur le mystère de la vie, en même temps que la haine du peuple pour l’oppression
des seigneurs. Il a bien pénétré l’esprit de l’époque et a su en tirer les motifs de ses caractères et le
développement de l’action. La solidité de charpente de la pièce, la vérité émue du dialogue, en font un
des meilleurs drames historiques de la littérature suédoise, alors même qu’un lyrisme parfois débordant,
sans rendre la pièce moins jouable, trahit la jeunesse de l’auteur. «Daniel Hjort» fut représenté pour
la première fois au théâtre de Helsingfors dans l’automne de 1862; alors déjà s’étaient montrés chez
l’auteur des symptômes ^ d’aliénation mentale, et plus les grandes qualités de sa tragédie se montraient
évidentes, plus on sentit amèrement la perte que faisaient les lettres quand on sut que la maladie était
incurable. Il ne restait plus aux amis du poète qu’à recueillir en de nouvelles éditions (1868, 1876, 1891)
les accents de cette lyre si tôt et si tristement brisée.
A p rè s 1863. Non seulement ce moment vit sê fermer pour toujours la carrière du plus jeune de
nos poètes, de celui qui donnait les plus belles espérances, mais encore le vieux maître, pourtant si vigoureux
et qui avec «Impossible!» et «Les rois à Salamine» paraissait inaugurer une nouvelle phase de
son génie, fut jeté par la maladie sur un lit qu’il ne devait plus quitter. Et tandis que plusieurs autres
dès anciens abandonnaient aussi la carrière, on ne voyait guère s’y engager de jeunes talents de haut
rang. Cela est remarquable, mais cela, tient à d’autres causes qu’au hasard de la naissance des génies.
_ Le mouvement qui se produisit alors, après une longue stagnation, pour l’amélioration des conditions
politiques et sociales, ne pouvait pas être sans influence sur la littérature. Ce furent alors les
questions politiques et nationales qui mirent à contribution les forces intellectuelles, tandis que jusque-là
elles s’étaient mises surtout au service des intérêts littéraires. Les intelligences les plus distinguées se
consacrèrent aux fonctions pratiques de la vie publique, et la foule, absorbée par les mêmes préoccupations,
ne prêtait plus à la poésie qu’une oreille distraite. Il semblerait que ce souffle d’énergie vitale et
-de liberté qui ranima le corps social, dût aussi soulever la littérature, lui fournir de nouveaux sujets, de
nouvelles inspirations, réveiller le désir et le Courage de créer. Et pourtant cet esprit de progrès qui
pénètre tout ne se fait sentir que très faiblement dans le monde des lettres; et si parfois on aborde les
questions du jour, l’écrivain y perd trop souvent sa liberté d’artiste et son oeuvre devient tendancielle.
Ceci s applique aussi aux débats , sur la question de la nationalité ou des langues; les lettres suédoises
ne lui doivent guère d’impulsions nouvelles, tandis qu’elle lui a coûté une bonne partie de ses conditions
d’existence.
'■ Mals la direction meme qu'avaient prise les idées du temps était une des causes de ce changement.
Le goût des recherchés exactes avait succédé aux tendances spéculatives de la période précédente, et
les conditions nouvelles où la littérature se trouvait ainsi placée, lui étaient, semble-t-il, peu favorables.
Le réalisme de Runeberg et de son temps était spiritualiste dans son principe; la croyance que la vie
tendait a la perfection sous la direction d’une puissance douce et bénigne donnait à cette philosophie un
caractère de sérénité et d’élévation; dans son réalisme même elle était humaine et bienveillante et si
l’émotion grandissait, elle devenait romantique. Telle qu’elle nous est présentée dans la poésie de cette
epoque, dont, la conception de la société ne se laisse pas influencer par les idées réactionnaires ayant
cours alors, la vie nous apparaît comme une harmonie résultant de contrastes facilement cpnciliés, comme
un essor vers plus de liberté et de perfection, un acheminement vers quelque chose de meilleur, une
source de joie. Et la poésie,, se moulant sur cette conception, était harmonieuse et se distinguait en
général par une langue élégante et châtiée. Ce caractère de la poésie se transforme graduellement sous
influence du positivisme des doctrines de Darwin, de Buckle, de Vogt et d’autres. Le doute ou la
négation d'une vie spirituelle meilleure l’assombrit, lui inspire une conception pessimiste de la vie- son
ton est triste, scs couleurs, foncées. Tantôt elle se réduit à une froide reproduction de la réalité sensible