raison que le poème finnois non seulement égale, mais surpasse même les chants homériques. Ceux-ci,
en effet, sont assez médiocres sous ce rapport; la plupart des héros grecs apparaissent plutôt comme
des types n’ayant qu'une qualité dominante, tandis que les personnages du Kalevala ressortent avec une
individualité marquée — tant le dessin est varié. *
D’autres qualités du poème sont en connexité intime avec le caractère national. ' Il .s’attarde rarement
à. la description de combats ou de scènes de violence, tandis qu’on y ; trouve souvent des parties
toutes pénétrées de sentiment. Ainsi le lyrisme et l’idylle occupent une place considérable dans le Kalevala,
si bien que des épisodes entiers, le cycle d’Aino par exemple et les chants de noces, en ont le
caractère; et en bien des endroits l’àmour maternel y trouve des accents d’une beauté incomparable.
Citons comme exemple la réponse de la mère de Kullervo à son fils, lorsque celui-ci, repoussé par tous
ses proches, lui demande enfin si elle le pleurera quand le bruit de sa mort lui parviendra:
Tu ne te doutes pas des pensées d’une mère. Mes pleurs ■ changeront la neige en glace,
Tu ne connais pas le coeur maternel! Feront fondre la glace du chemin, -,
Amèrement je te pleurerai Feront pousser de l’herbe du sol,
Quand j ’apprendrai que tu es mort, Feront déborder les ruisseaux sur l’herbe.
Que tu as quitté les rangs du peuple. Quand je n’aurai plus le, courage dé pleurer,
Que tu es arraché pour jamais à notre race; Quand je n’osérâi. plus; me lamenter à haute voix,
Mes pleurs formeront des ruisseaux dans la salle. Ni gémir en la présence des hommes.
Des vagues sur le plancher; Je pleurerai en secret dans l’étuve,
Courbée, je pleurérai dans le.hangar, J’épancherai mon chagrin sur le lavoir,
Accablée par le deuil; je pleurerai'dans l’étable; J’inonderai le plancher'de mes larmes.
• (Chant 36: 135— 154)-
En général on peut dire que'les. descriptions les plus belles et les plus complètes du Kalevala-sont
celles qui ont rapport au foyer domestique. C’est dans les chants de nocés qu’on trouve le plus de
ces détails familiers; les-traité délicats et naïfs y abondent qui nous révèlent l’état d’âme de la jeune
mariée quittant toute.triste la maison paternelle, de la mère qui voit l’objet de ses soins infatigables, de
son inépuisable amour, s’en aller au-devant d’un avenir incertain, des parents et des amis qui prennent
part à l’événement et offrent aux mariés les conseils de l’expérience.
Nous l’avons dit, le poème finnois ne se plaît pas aux récits de combats et de sang versé. A ce
sentiment se rattache une circonstance qui forme une de ses particularités les plus caractéristiques. Les
héros finnois accomplissent plus souvent leurs exploits par. la puissance du chant et de la parole, qüe
par l’épée. Selon l’ancienne idée populaire, le sage, c’est-à-dire celui qui était en possession des paroles
originaires, avait l’empire sur les choses inanimées. C’est Vâinâmôinen qui est le plus fort par la sagesse.
Aussi la marche du récit ést-ellë souvent interrompue par des chants magiques qui servent à créer un
objet dont on a 'besoin, à écarter un obstacle, etc. Il faut reconnaître cependant qu’il y a ici une grave
inconséquence. Ainsi nous voyons une fois Vâinâmôinen transporter en un clin d’oeil Ilmarinen au Pohjola
par son chant, tandis que. lui-même, peu auparavant, avait dû accepter de Louhi un traîneau et un
cheval pour pouvoir retourner chez lui. Et encore, qu’y aurait-il eu de plus naturel que de voir Vâinâmôinen
créer le Sampo de toutes pièces par le pouvoir des mots magiques! Au lieu de cela, Ilmarinen
forge l’objet merveilleux à l’aide d’outils ordinaires. Cette magie, reste d’un état plus ancien encore de
civilisation, trouble ou supprime l’impression héroïque. Pourtant, au besoin, lés héros tirent aussi l’épée
et se montrent alors courageux, hardis; Cependant les chants magiques prennent, à leur façon, la place
de l’intervention directe des dieux dans Homère; il n’est pas besoin de dire combien ils remplacent insuffisamment
l’Olympe des Hellènes. Un autre côté faible du Kalevala, c’est que çà et là la fantaisie brise,
à la façon orientale, les entraves de la réalité et introduit dans le poème des êtres fantastiques, par exemple
un nain sorti de la mer et transformé tout à coup en géant, etc. Ce sont, pour ainsi dire, des mythes
naturels non dégrossis. Rappelons pourtant qu’Ulysse dans ses voyages rencontre aussi des formes
d’êtres étranges et fabuleux, bien qu’ils soient plus limités et occupent moins de place.
M a r i a t t a
p a r V . V a l lg r en .