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N o u s venons de démontrer les difficultés que les
abflraétions produifent dans les Sciences; il nous refte à
faire voir l’utilité qu’on en peut tirer, & à examiner
l’origine & la nature de ces abflraétions fur lefquelles
portent prefque toutes nos idées fcientifiques.
Comme nous avons des relations différentes avec les
différens objets qui font hors de nous, chacune de ce9
relations, produit un genre de fenfations & d’idées
différentes ; lorfque nous voulons connoître la diflance
où nous lommes d’un objet, nous n avons d autre
idée que celle de la longueur du chemin à parcourir, &
quoique cette idée foit une abftraétion, elle nous paroît
réelle & complète, parce qu’en effet il ne s’agit pour
déterminer cette diflance que de connoître la longueur de
ce chemin ; mais fi l’on y fait attention de plus près, on
reconnoîtra que cette idée de longueur ne nous paroît
réelle & complète, que parce qu’on efl fur que la largeur
ne nous manquera pas, non plus que la profondeur. Il
en efl de même lorfque nous voulons juger de l’étendue
fuperficielle d’ün terrein , nous n’avons égard qu’à la
longueur & à la largeur, fans fonger à la profondeur; &
lorfque nous voulons juger de la quantité folide d’un
corps, nous avons égard aux trois dimenfions. Il eût
été fort embarraffant d’avoir trois mefures différentes, il
auroit fallu mefurer la ligne par une longueur, la fuper-
fîcie par une autre fùperficie prife pour l’unité, & le
folide par un autre folide. La Géométrie en fe fervant des
abflraétions, & des correspondances d’unités & d’échelles,
nous apprend à tout mefurer avec la ligne feule, & c ’efl
dans cette vue qu’on a confidéré la matière fous trois
dimenfions, longueur, largeur & profondeur, qui toutes
trois ne font que des lignes, dont les dénominations font
arbitraires ; car fi on s’étoit fervi des furfaces pour tout
mefurer, ce qui étoit poffible, quoique moins commode
que les lignes, alors au lieu de dire longueur, largeur &
profondeur, on eût dit le deffus, le deffous & les côtés,
& ce langage eût été moins abflrait; mais les mefures
euffent été moins fimples, & la Géométrie plus difficile
à traiter.
Quand on a vu que les abflraétions bien entendues,
rendoient faciles des opérations, à la connoiffance & à
la perfeétion defquelles les idées complètes n’auroient
pas pu nous faire parvenir auffi aifément; on a fuivi ces
abflraétions auffi loin qu’il a été poffible ; l’efprit humain
les a combinées, calculées, transformées de tant de façons,
qu’elles ont formé une Science d’une vafte étendue, mais
de laquelle ni l’évidence qui la caraétérife par-tout, ni les
difficultés qu’on y rencontre fouvent, ne doivent nous
étonner, parce que nous y avons mis les unes & les autres,
& que toutes les fois que nous n’aurons pas abufé des
définitions ou des fuppofitions, nous n’aurons que de
l ’évidence fans difficultés, & toutes les fois que nous en
aurons abufé, nous n’aurons que des difficultés fans aucune
évidence. Au refie , l’abus confifle autant à propofer une
mauvaife queflion , qu’à mal réfoudre un bon problème,
& celui qui propofe Une queflion comme celle de la
quadrature du cercle, abufe plus delà Géométrie, que