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Rien n’eft plus oppofé au beau naturel, que la peiné
qu’on fe donne pour exprimer des chofes ordinaires ou
communes d’une manière fingulière ou pompeufe ; rien
ne dégrade plus l’écrivain. Loin de l’admirer, on le plaint
d’avoir paffé tant de temps à faire de nouvelles combi-
naifons de fyllabes, pour ne dire que ce que tout lé
monde dit. C e défaut eft celui des efprits cultivés, mais
ftériles; ils ont des mots en abondance, point d’idées;
ils travaillent donc fur les mots, & s’imaginent avoir
combiné des idées, parce qu’ils ont arrangé des pbrafes,
& avoir épuré le langage quand ils l’ont corrompu en
détournant les acceptions. Ces écrivains n’ont point de
ilyle , ou fi l’on veut, ils n’en ont que l’ombre: le ftyle
doit graver des penfées, ils ne favent que tracer des
paroles.
Pour bien écrire, il faut donc pofféder pleinement
fon fuiet, il faut y réfléchir affez pour voir clairement
l ’ordre de fes penfées , & en former une fuite, une chaîne
continue, dont chaque point repréfente une idée ; &
lorfqu’on aura pris la plume, il faudra la conduire fuceef-
fivement fur ce premier trait, fans lui permettre de s’en
écarter, fans l’appuyer trop inégalement, fans lui donner
d’autre mouvement que celui qui fera déterminé par
l ’efpace qu’elle doit parcourir. C ’eft en cela que confifte
la févérité du ftyle, c ’ eft aufli ce qui en fera l ’unité & ce
qui en réglera la rapidité., & cela feul auffi fuffirapour le
rendre précis & fimple, égal & clair, v if & fuivi. A cette
première règle diétée par le genie, fi 1 on joint de la
délicatefle
DE M. DE BVFFO N. 9
délicatefle & du goût, du fcrupule fur le choix des
expreffions, de l ’attention à ne nommer les chofes que
par les termes les plus généraux, le ftyle aura de la
nobleffe. Si l’on y joint encore de la défiance pour fon
premier mouvement, du mépris pour tout ce qui n’eft
que brillant, & une répugnance confiante pour l ’équivoque
& la plaifanterie, le ftyle aura de la gravité, il aura
même de la majefté : enfin fi l’on écrit comme l ’on penfè,
fi l ’on eft convaincu de ce que l’on veut perfuader ; cette
bonne foi avec foi-même, qui fait la bienfeance pour les
autres & la vérité du ftyle, lui fera produire tout fon
effet, pourvu que cette perfuafion intérieure ne fe marque
pas par un enthoufiafme trop fort, & qu’il y ait par-tout
plus de candeur que de confiance, plus de raifon que
de chaleur.
C ’eft ainfi, Mefiîeurs, qu’il me fèmbloit en vous
lifant que vous me parliez, que vous m’inftruifiez : mon
ame qui recueilloit avec avidité ces oracles de la fàgeffe,
vouloir prendre i’effor & s’élever jufqu’à vous, vains
efforts ! Les règles, difiez-vous encore, ne peuvent fup-
pléer au génie, s’il manque, elles feront inutiles : bien
écrire, c ’ eft tout-à-laffois bien penfèr, bien fentir & bien
rendre, c ’eft avoir en même temps de l’efprit, de l ’amç
& du goût; le ftyle fuppofe la réunion & l’exercice de
toutes les facultés intelleéluelles ; les idées feules forment
le fond du ftyle, l’harmonie des paroles n’en eft que
l’acceffoire, & ne dépend que de la fenfibilité des
organes ; il fuffit d’avoir un peu d’oreille pour éviter les
Supplément. Tome IV B