jours, & mon imagination toujours occupée de ces mêmes objets,
auxquels fe mêlèrent des chimères de toute efpèce, & fur-tout
des fureurs guerrières, dans iefqueïles je pris les quatre colonnes
de mon l i t , dont je ne fis qu’un paquet, & en lançai, une avec tant
de force contre la porte de ma chambre , que je la fis fortir des
gonds ; mes parens m’enchaînèrent les mains & me lièrent le corps.
L a vue de mes chaînes, qui étoient de fe r , fit une impreflîon fi
forte fur mon imagination , que je reflai plus de quinze jours
fans pouvoir fixer mes regards fur aucune pièce de fe r , fans une
extrême horreur. A u bout de quinze jours, comme je paroiffois
plus tranquille, on me délivra de mes chaînes, & j ’eus enfuite un
fommeil a fiez calme ; mais qui fut fuivi d’un accès de délire auflï
violent que les précédens. Je fortis de mon lit brufquement, &
j ’avois déjà traverfé les cours & ie jardin, lorfque des gens accourus
vinrent me faifir; je me laiiTai ramener fans grande réfiftance, mon
imagination étoit, dans ce moment & les jours fuivans, fi fort
exaltée, que je deffinois des pians & des compartimens fur ie
foi de ma chambre; j’avois ie cou p -d ’oeil fi jufte & la main fi
a/Turée, que fans aucun infiniment je les traçois avec une juftefle
étonnante ; mes parens, & d’autres gens fimples, étonnés de me
voir un talent que je n’avois jamais cultivé ; & d'ailleurs, ayant vu
beaucoup d’autres fingularités dans ie cours de ma maladie, s’imaginèrent
qu’il y avoit en tout cela du fortiiége, & en conféquence
ils firent venir dés Charlatans de toute efpèce pour me guérir;
mais je les reçus fort mai, car quoiqu’il y eût toujours chez mot
de l’aliénation, mon efprit & mon caractère avoient déjà pris une
tournure différente de celle que m’avoit donnée ma trifie éducation.
Je n’étois plus d’humeur à croire ies fàdaifes dont j’avois été
infatué ; je tombai donc impétueufement fur ces guériffeurs de
forciers, & je les mis en fuite. J ’eus, en conféquence, plufieurs
accès de fureur guerrière, dans iefqueïles j ’imaginai être fucceffi-
vement Achille, Céfar & Henri I V . J ’exprimois par mes paroles
& parmesgefies leurs caraélères, ieur maintien & leurs principales
opérations de guerre, au point que tous les gens qui m’environnoient
en étoient ftupéfiés.
Peu de temps après je déclarai que je voulois me marier, il me
fembloit voir devant moi des femmes de toutes les nations & de
toutes ies couleurs ; des blanches, des rouges , des jaunes, des
vertes, des bafanées, &c. quoique je n’euffe jamais fu qu’il y
eût des femmes d’autres couleurs que des blanches & des noires.;
mais j ’ai depuis reconnu, à ce trait & à plufieurs autres, que par
ie genre de maladie que j ’avois, mes efprits exaltés au fuprême
degré, H fe faifoit une fecrette tranfmutation d’eux aux corps qui
(étoient'dans la Nature, oujde ceux-ci à moi, qui fembloit me faire
deviner ce qu’elle avoit de fecret; ou peut-être que mon imagination
dans fon extrême aélivité, ne iaiffant aucune image à parcourir,
devoit rencontrer tout ce qu’il y a dans la N ature, & c’eft ce q u i,
je penfe, aura fait attribuer aux fous, le don de la devination.
Quoi qu’il en fort, le befoin de la Nature preffant, & n’étant plus,
comme auparavant, combattu par mon opinion, je fus obligé d’opter
entre toutes ces femmes; j ’en choifis d’abord quelques-unes, qui
répondoient au nombre des différentes Nations que j ’imaginois avoir
vaincues dans mes accès de fureur guerrière; il me fembloit devoir
époufer chacune de ces femmes félon les loix & les coutumes de fa
Nation : il y en avoit une que je regardois comme la reine de toutes
les autres; c’étoit une jeune demoifelle que j ’avois vue quatre jours
avant le commencement de ma maladie ; j ’en étois dans ce moment
éperduement amoureux, j ’exprimois mes defirs tout haut de la manière
la plus vive & la plus énergique; je n’avois cependant jamais
lû aucun roman d’amour, de ma vie je n’avois fait aucune careffe
ni même donné un baifer à une femme ; je parfois néanmoins très-
indécemmeiit de mon amour à tout ie monde, fans fonger à mon
état de Prêtre : j’étois fort furpris de ce que mes parens blâmoient mes
propos & condamnoient mon inclination. U n fommeil affez tranquille
fuivit cet état de crife amoureufe , pendant laquelle je n’avois fenti
que du plaifir, & après ce fommeil revinrent iefens & la raifon,