Je conserve sur les deux navires les deux Anglais
qui nous ont pilotés, ils me serviront d’interprètes
dans mes transactions avec les naturels. Ils me racontent
qu’un navire baleinier anglais avait mouillé
dans ce port pendant deux ou trois jours seulement,
et que pendant ce peu de temps, dix-sept matelots et
un officier avaient déserté et s’étaient éparpillés dans
l’île. La pêche du cachalot attire les baleiniers dans
cet archipel, et la facilité de s’y procurer des vivres
les amène au mouillage d’Apia. Mais les désertions
sont fort à redouter. C’est ainsi que ces belles îles se
trouvent infectées de fainéants et de mauvais sujets
qui souvent sont les premiers à pousser les sauvages
vers des actions blâmables.
Les naturels se présentent d’abord en très-petit
nombre, et paraissent bien plus réservés qu’à Nouka-
Hiva et à Taïti. Ce n’est que peu à peu qu’ils se hasardent
à nous apporter quelques objets à échanger. La
population des îles Samoa est une variété de la race
polynésienne, qui se rapproche beaucoup de celle
des Tonga.
Un individu de haute taille ( lm,75) et d’une forte
structure, se présente à moi avec un air de supériorité
, qui semble annoncer un homme d’une certaine
importance. Frazior me dit qu’il se nomme
Pea-Pongui et qu’il est le chef du district tfÀpia.
En conséquence je le reçois amicalement et lui fais
quelques cadeaux.
Encouragé par mon accueil, Pea se hasarde à me
déployer une pancarte écrite en anglais, en prononçant
le mot dollars. Je ne comprends pas trop
d’abord ce que cela peut signifier; mais ayant jeté
les yeux sur l’écrit anglais, je reconnais que c’est un
règlement de port en règle, contresigné par M. Drinck-
Water de Béthune, commandant le sloop le Conway
de 28 canons, et qui avait mouillé dans ce port quelque
temps avant nous. Le mot dollars était tout ce
qui avait pu entrer dans la tête de Pea. Du reste, le
règlement exigeait dollars pour le mouillage, dollars
pour l’eau douce, dollars pour le bois, dollars pour
les déserteurs, enfin dollars de toutes les façons, rien
n’y était oublié.
Dès-lors, je vois bien vite de quoi il s’agit. Ce sont
ces dignes missionnaires qui ont inventé ce moyen
pour faire arriver l’eau au moulin de la mission,
et ces pauvres naturels sont les soutiens de ces belles
dispositions; mais ce que je ne puis concevoir, c’est
qu’un capitaine de vaisseau anglais ait pu sérieusement
apposer sa signature à un acte semblable, à
moins qu’il n’ait reçu des instructions secrètes de
son gouvernement, qui l’autorisent à hasarder cette
espèce de commencement équivoque de prise de possession,
sauf à la confirmer par la suite par des actes
plus énergiques.
Pour moi, en attendant qu’il en soit ainsi, j’accorde
peu d’attention à ce chiffon de papier émané
des missionnaires de Londres et contresigné par
M. Drinck-Water. Haussant les épaules, après Lavoir
lu et souriant de pitié, je fais signe à Pea qu’il n’a
pas de piastres à attendre de nous. Cette déclaration