l’entendis pas jusqu’au bout ; caché par les deux
moullahs, mes voisins, je m’enfonçai dans mon
coin, et bien appuyé contre un coussin , je
m’endormis jusqu’au moment où je ressentis
une espèce de tremblement de terre... Toute
l’assemblée se levait pour se débarrasser des
pelisses incommodes; l’heure du festin était là,
et l’hilarité s’emparait de ces Tatares, que la
gravité n’abandonne guère,
On fit pour les dix-huit ou vingt assistants
deux tablées : des essuie-mains de i o aunes de
long furent passés de l’un à l’autre pour faire le
tour de chaque tablée. Un serviteur entra avec
un grand bassin de bois O et une cruche d’eau
tiède et l’on commença les ablutions, en présentant
le bassin au plus vénérable; mon tour vint
aussi : un gros essuie-main épais et rude comme
une serpillière servait pour tous. '
On ne mit pas beaucoup de temps pour cette
cérémonie, tant on était pressé de manger.
On replaça sur le tabouret renversé le grand
plateau de cuivre de 4 pieds de diamètre. Chacun
reçut sa cuiller de bois : de longues tranches
de pain furent placées entre chaque deux
convives, et le service commença par un grand
plat de bois rempli des plus grands os de mouton
bouillis et chargés de graisse : le moullah en prit
le premier morceau, et chacun se jeta dessus
avec avidité.
J’aurais eu peu de chose, si le conteur, mon
voisin, n’eût pensé à moi ; javais à peine commencé
que déjà le plat se trouva vide. Ces
Nogais m’étonnaient par la vitesse inconcevable
et les délices avec lesquels ils avalaient d’énormes
lambeaux de graisse.
Au premier mets succéda avec rapidité un
second plat, consistant en côtelettes de mouton
bouillies, qui disparurent en un clin d’oeil, et le
plateau fut bientôt jonché de monceaux d’os à
moitié rongés : au reste , ces mets si simples
étaient assez bien cuits.
Pour troisième plat, nous eûmes une soupe
assaisonnée d’énormes morceaux de boeuf gras
bouilli ; rien de rôti. Toutes les cuillers se portèrent
avec avidité à la gamelle, et quand il n’y
eut plus rien, on servit aussitôt du lait cuit dans
lequel nageaient de petits morceaux de pâte,
enveloppant des lambeaux de graisse. C’est le
plat appelé klouski, que l’on sert sur les tables
polonaises, oùil est fort goûté : ila été emprunté
sans doute aux Tatares.
Pour cinquième plat parut avec pompe le mets
de l’Orient, un grand bol de bois chargé de riz
cuit à la graisse de mouton, et orné de petits
raisins secs. Il n’en resta rien, pas plus que des
mets précédents, tant l’appétit tatare sut y faire
honneur. On trouva moyen de savourer encore
une gamellée de tchorba ou bouillie d’avoine,