seul, entouré de cadavres, il jugea que l’unique
parti qui lui restait à prendre pour échapper
aux coups de l’ennemi, était de se jeter à terre
et de s’y tenir sans aucun signe de vie. Le bruit
des armes avait cessé : il se félicitait déjà du
succès de sa ruse, et savourait l’espoir d’être
bientôt hors de danger. Tout-à-coup il entend
près de lui* deux Turcs qui se disputaient avec
chaleur. Tremblant d’effroi, il s’interdit le plus
léger mouvement qui puisse le trahir, se colle
le visage contre terre, et ose à peine respirer.
Mais que devint-il, lorsqu’il put comprendre
que la possession de ses propres oreilles * faisait
le sujet de leur contestation, et que l’un
voulait s’en emparer au préjudice de l’autre.
Son sang se glace dans ses veines ; une sueur
froide lui couvre tout le corps; il croit déjà
sentir les atteintes du fer fatal. Enfin l’accord
est conclu : chacun des contendans se contente
d’une oreille;..... et en un clein d’oeil elles sont
coupées toutes deux ! Les Turcs, satisfaits, continuent
leur infâme récolte sur les corps insensibles
de ses compatriotes étendus autour de
lui ; puis ils se retirent. La nuit arrive enfin.
* Ismâyf pacha donnait, 25 piastres turques pour chaque paire
d’oreilles de Chaykyés,
L’infortuné Chaykyé, épuisé par la perte de son
sang et par la douleur que lui cause sa blessure,
fait d’inutiles efforts pour se relever; il reste encore
plusieurs heures comme anéanti, au milieu de ce
champ de carnage. Cependant, se mit-il à penser
en lui-même, d’autres Turcs, dès qu’il fera
jour, viendront continuer leurs recherches, et
peut-être s’aviseront-ils de me faire subir de
nouvelles mutilations ; peut-être m’arracheront-
ils le souffle de vie qui me reste. A cette idée,
il sent renaître son courage : il se traîne péniblement
, en s’aidant de ses mains et d’une
jambe, à travers le sang et les cadavres ; bientôt
succombant à la fatigue et à la douleur, il se
laisse tomber sur un corps, peut-être celui d’un
ami ou d’un parent, à qui il entend pousser le
dernier soupir : saisi d’horreur, éperdu, il se
relève, et va tomber un peu plus loin sur un
nouveau cadavre. Cest après avoir passé le reste
de la nuit dans ces mortelles angoisses, qu’il
parvint à s’arracher de ce lieu d’horreur. Au
point du jour, il s’efforce d’arriver en rampant
jusqu’au fleuve, pour y étancher la soif brûlante
qui le dévore. Soudain il entend parler
derrière lui : son effroi redouble; il tombe à
terre presque sans mouvement, e t, fermant les
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