V U E S D E S C O R D IL L È R E S ,
et des plantes herbacées ; c’est leur distribution en groupes ou bouquets
épars; c’est le contraste entre les masses pierreuses et la fraîcheur de la
végétation, qui donnent un caractère particulier à ces grandes scènes de la
nature. La chute du Niagara serait plus belle encore, si, au lieu de se trouver
sous une zone boréale, dans la région des pins et des chênes, ses environs
étaient o r n é s .d'héhconia, de palmiers, et de fougères arborescentes.
La chute ( salto) de Tequendama réunit tout ce qui peut rendre un site
éminemment pittoresque. Elle n’est point, comme on le croit dans le pays’
et comme des physiciens l’ont répété' en Europe, la cascade la plus haute
du globe : la rivière ne se précipite pas, comme le dit Bouguer, dans un
gouflre de cinq à six cents mètres de profondeur perpendiculaire; mais ü
existe à peine une cascade qui, à une hauteur aussi considérable, réunisse
une si grande masse d'eau. Le Rio de Bogota, après avoir abreuvé les
marais qui se trouvent entre les villages de Facatativa et de Fontibon,
conserve encore près de Canoas, un peu au-dessus du salto, une largeur de
quarante-quatre mètres, largeur qui est la moitié dé. celle de la Seine, â
Paris, entre le Louvre et le Palais des arts. La rivière se rétrécit beaucoup
près de la cascade même, où la crevasse, qui paroît formée par un
tremblement de terre, n’a que dix à douze mètres d’ouverture. A l ’époque
des grandes sécheresses, le volume d’eau qui, en deux bonds, se précipite à
une profondeur de cent soixante-quinze mètres, présente encore un profil de
quatre-vingt-dix mètres carrés. On a ajouté au dessin de la cascade la figure
de deux hommes pour servir d’échelle à la hauteur totale du salto. Le point
où ces hommes sont placés, au'bord supérieur, a deux mille quatre cent
soixante-sept mètres d’élévation au-dessus du niveau de l’Océan. Depuis ce
point jusqu’à la rivière de la Madeleine, la petite rivière de Bogota a
encore plus de deux mille cent mètres de chute, ce qui fait plus de cent
quarante mètres par lieue commune.
Le éh.min qui conduit de la ville de Santa-Fe au salto de Tequendama,
passe par le village de Suacha et la grande ferme de Canoas, renommée
pour ses belles récoltes en froment. On croit que l ’énorme masse de vapeurs
qui s’élèvent journellement de la cascade, et qui sont précipitées par le
contact de l ’air froid, contribue beaucoup à la grande fertilité de cette partie
1 P ibdbahita, p. 19; Jui/iAN', la Perla de la America, provincia de Santa Marlha, 178,7, p. 9.
du plateau de Bogota. A une petite distance de Canoas, sur la hauteur de
Chipa, on jouit d’une vue magnifique, et qui étonne le voyageur par les
contrastes qu’elle présente. On vient de quitter des champs cultives en
froment et en orge : outre les aralia, l’alstonia theæformis, les bégonia et le
quinquina jaune ( Cinchona cordifolia, Mut. ) , on voit autour de soi des
chênes, des aunes, et d’autres plantes dont le port rappelle la végétation de
l’Europe; et tout à coup on découvre, comme du haut d’une terrasse et
pour ainsi dire à ses pieds, un pays où croissent les palmiers, les bananiers
et la canne à sucre. Comme la crevasse dans laquelle se jette le Rio de Bogota
communique aux plaines de la région chaude ( tierra caliente) , quelques
palmiers se sont avancés jusqu’au pied de la cascade. Cette circonstance
particulière fait dire aux habitans de Santa-Fe que la chute du Tequendama
est si haute, que l’eau tombe d’un saut du pays froid ( tierra Jria ) dans le
pays chaud. On sent qu’une différence de hauteur de cent soixante-quinze
mètres n’est pas assez considérable pour influer sensiblement sur la température
de l’air. Ce n’est point à cause de la hauteur du sol que la végétation
du plateau de Canoas contraste avec celle du ravin : car si le rocher de
Tequendama, qui est un grès à base argileuse, n’étoit pas taillé à pic, et
si le plateau de Canoas étoit aussi habité que la crevasse, les palmiers
qui végètent au pied de la cascade auraient sans doute poussé leurs migrations
jusqu’au niveau supérieur de la rivière. L’aspect de cette végétation
est d’autant plus intéressant pour les habitans de la vallée de Bogota, qu’ils
vivent dans -un climat ou le thermomètre descend très-souvent jusqu’au
point de la congélation.
Je suis parvenu a porter des instrumens dans la crevasse même, au pied
de la cascade. On met trois heures à y descendre par un sentier étroit
( camino de la Çulebra ) , qui mène au ravin de la Povasa. Quoique la
rivière perde, en tombant, une grande partie de son eau, qui se réduit en
vapeurs, la rapidité du courant inférieur force l ’observateur de rester dans
un éloignement de près de cent quarante mètres du bassin creusé par le
choc de l’eau. Le fond de cette crevasse n’est que foiblement éclairé par la
lumière du jour. La solitude du lieu, la richesse de la végétation et le
bruit épouvantable qui s’y fait entendre, rendent lé pied de la cascade du
Tequendama un des sites les plus sauvages des Cordillères.