L a plupart des hommes meurent donc fans le fçavoir,
6c dans le petit nombre de ceux qui confervent de la con-
noiflànce jufqu’au dernier foupir, il ne s’en trouve peut-
être pas un qui ne conferve en même temps de l’elpé-
rance, 6c qui ne fe flatte d’un retour vers la vie ; la Nature
3 , pour le bonheur de l’homme, rendu ce fentimentplus
fort que la raifon. Un malade dont le mal eft incurable,
qui peut juger fon état par des exemples fréquens 6c familiers,
qui en eft averti par les mouvemens inquiets de fa
famille, par les larmes de fes amis, par la contenance ou
l ’abandon des Médecins, n’en eft pas plus convaincu
qu’il touche à là dernière heure ; l’intérêt eft fi grand qu’on
ne s’ en rapporte qu’à fo i, on n’en croit pas les jugemens
des autres, on les regarde comme des alarmes peu fondées;
tant qu’on fefent 6c qu’on penfe, on ne réfléchit,
on ne raifonne que pour foi, 6c tout eft mort que l’efpé-
rance vit encore.
Jettez les yeux fur un malade qui vous aura dit cent
fois qu’il fe fent attaqué à m o rt, qu’il voit bien qu’il ne
peut pas en revenir, qu’il eft prêt à expirer, examinez ce
qui fe pafle fur fon vifàge lorfque par zèle ou par indiscrétion
quelqu’un vient à lui annoncer que fa fin eft prochaine
en effet; vouÿ le verrez changer comme celui d’un
homme auquel on annonce une nouvelle imprévue ; ce
malade ne croit donc pas ce qu’il dit lui - même, tant
il eft vrai qu’il n’eft nullement convaincu qu’il doit mourir;
il a feulement quelque doute, quelque inquiétudeflir
fon état, mais il craint toujours beaucoup moins qu’il
n’efpère, 6c fi l ’on ne réveilloit pas fes frayeurs par ces
trilles foins 6c cet appareil lugubre qui devancent la mort,
il ne la verrait point arriver.
L a ’mort n’eft donc pas une chofe aufli terrible que
nous nous l ’imaginons, nous la jugeons mal de loin, c ’eft
un fpeétre qui nous épouvante à une certaine diftance, 6c
qui difparoît lorfqu’on vient à en approcher de près ; nous
n’en avons donc que des notions faulfes, nous la regardons
non feulement comme le plus grand malheur, mais
encore comme un mal accompagné de la plus vive douleur
6c des plus pénibles angoiffes; nous avons même cherché
à groflïr dans notre imagination ces fun elles images,
6c à augmenter nos craintes en raifonnant fur la nature de
la douleur. Elle doit être extrême, a -1 -o n dit, lorfque
famé fe fépare du corps, elle peut auflî être de très-longue
durée, puifque le temps n’ayant d’autre mefure que
la fuccelfion de nos idées, un inftant de douleur très-vive
pendant lequel ces idées fe fuccèdent avec une rapidité
proportionnée à la violence du mal, peut nous paraître
plus long qu’un fiècle pendant lequel elles coulent lentement
6c relativement aux fentimens tranquilles qui nous
affeétent ordinairement. Quel abus de la philofophie dans
ce raifonnement! il ne mériterait pas d ’être relevé s’il étoit
fans conféquence, mais il influe fur le malheur du genre
humain, il rend l ’alpeéil de la mort mille fois plus affreux
qu’il ne peut être, 6c n’y eût-il qu’un très-petit nombre de
gens trompezparl’apparencefpécieufe deces idées, ilferoit
toujours utile de les détruire 6c d ’en faire voirla faulfeté.
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