les fenfations toutes feules ne fuffifent pas pour produire
la mémoire, & qu’elle n’exifle en eflet que dans la fuite
des idées que notre ame peut tirer de ces fenfations î
car dans l ’enfance les fenfations font aulfi & peut-être
plus vives & plus rapides que dans le moyen âge, &
cependant elles ne biffent que peu ou point de traces,
parce qu’à cet âge la puiffance de réfléchir, qui feule
peut former des idées, eft dans une inaétion prefque
totale, & que dans les momens où elle agit, elle ne
compare que des fuperficies, elle ne combine que de
petites chofes pendant un petit temps, elle ne met rien
en ordre, elle ne réduit rien en fuite. Dans l’âge mûr,
où la raifon efl; entièrement développée, parce que la
puiffance de réfléchir efl en entier exercice, nous tirons
de nos fenfations tout le fruit qu’elles peuvent produire,
& nous nous formons plufieurs ordres d’idées & plu-
fieurs chaînes de penfées dont chacune fait une trace
durable, fur laquelle nous repaffons fi fouvent, qu’elle
devient profonde, inéfaçable j & que plufieurs années
après, dans le temps de notre vîeilleffe, ces mêmes
idées fe préfentent avec plus de force que celles que
nous pouvons tirer immédiatement des fenfations actuelles,
parce qu’alors ces fenfations font foibles, lentes,
émouffées, & qu’à cet âge Famé même participe à la
langueur du corps. Dans Fenfance le temps préfènt
efl tout, dans Fâge mûr on. jouit également du paffé,.
du préfènt & de l ’avenir, & dans la vieilleffe on fent
peu le préfènt, on détourne les yeux, de l’avenir, & on
SUR LA NATURE DES ANIMAUX. 59
ne vit que dans le paffé. Ces différences ne dépendent-
elles pas entièrement de l’ordonnance que notre ame a
faite de nos fenfations, & ne font-elles pas relatives au
plus ou moins de facilité que nous avons dans ces différées
âges à former, à acquérir & à conferver des idées î
L ’enfànt qui jafè & le vieillard qui radote n’ont ni l’un
ni l’autre le ton de la raifon, parce qu’ils manquent
également d’idées; le premier ne peut encore en former,
& le fécond n’en forme plus.
Un imbécille, dont les fens & les organes corporels
nous paroiffent fàins & bien difpofés, a comme nous
des fenfations de toutes efpèces, il les aura auffi dans
le même ordre s’il vit en fociété & qu’on l’oblige à
faire ce que font les autres hommes; cependant, comme
ces fenfations ne lui font point naître d’idées, qu’il n’y
a point de correfpondance entre fon ame & fon corps,
& qu’il ne peut réfléchir fur rien, il efl en conféquence
privé de la mémoire & de la connoiflànce de foi-même.
Cet homme ne diffère en rien de d'animal, quant aux
facultés extérieures, car quoiqu’il ait une ame, & que
par confequent il pofsède en lui le principe de la raifon,
comme ce principe demeure dans Finaéiion & qu’il ne
reçoit rien des organes corporels avec lefquels il n’a
aucune correfpondance, il ne peut influer for les a étions
de cet homme, qui dès - lors ne peut agir que comme
un animal uniquement déterminé par fès fenfations &
par le fentiment de fon exiflence aétuelle & de fes
befoins préfens. Ainfi l’homme imbécille & l’animal
H i j