Chez nous, la mémoire émane de la puifîance de
réfléchir, car fe fouvenir que nous avons des chofes
pafTées fuppofe, non feulement la durée des ébranle-
mens de notre fens intérieur matériel, c ’eft-à-dire, le
renouvellement de nos fenfations antérieures, mais encore
les comparaifons que notre ame a faites de ces
fenfations, c’eft-à-dire, les idées qu’elle en a formée?.
Si la mémoire ne confiftoit que dans le renouvellement
des fenfations pafTées, ces fenfations fe repréfenteroient
à notre fens intérieur fans y laiffer une impreffion
déterminée; elles fe préfenteroient fans aucun ordre,
fans liaifon entre elles, à peu près comme elles fe pré-
fentent dans Tivreffe ou dans certains rêves, où tout
eft fi découfu, fi peu fuivi, fi peu ordonné, que nous
ne pouvons en conferver le fouvenir; car nous ne nous
fouvenons que des chofes qui ont des rapports avec
celles qui les ont précédées ou fuivies; & toute fenfa-
tion ifolée, qui n’auroit aucune liaifon avec les autres
fenfations, quelque forte qu’elle pût être, ne laifferoit
aucune trace dans notre efprit : or c ’eft notre ame quf
établit ces rapports entre les chofes, par la comparaifon
qu’elle fait des unes avec les autres ; c’eft elle qui
forme la liaifon de nos fenfations & qui ourdit la trame
de nos exiftences par un fil continu d’idées. La mémoire
confifte donc dans une fucceffion d’idées, &
fuppofe néceffairement la puiflànce qui les produit.
Mais pour ne laiffer, s’il eft poïïible, aucun doute
fur ce point important, voyons quelle eft l’efpèce de
fouvenir
SUR LA NATURE DES ANIMAUX. $7
fouvenir que nous laiffent nos fenfations, lorfqu’elles
n’ont point été accompagnées d’idées. La douleur &
le pfaifir font de pures fenfations, & les plus fortes de
toutes, cependant lorfque nous voulons nous rappeler
ce que nous avons fenti dans les inftans les plus vifs de
plaifir ou de douleur, nous ne pouvons le faire que
foiblement, confùfément ; nous nous fouvenons feulement
que nous avons été flattés ou blefles, mais notre
fouvenir n’eft pas diftinét, nous ne pouvons nous repré-
fenter, ni l’efpèce, ni le degré, ni la durée de ces
fenfations qui nous ont cependant fi fortement ébranlés,
& nous fommes d’autant moins capables de nous
les repréfenter, qu’elles ont été moins répétées & plus
rares. Une douleur, par exemple, que nous n’aurons
éprouvée qu’une fois, qui n’aura duré que quelques inf-
tanS, & qui fera différente des douleurs que nous
éprouvons habituellement, fera néceffairement bien-tôt
oubliée, quelque vive qu’elle ait été; & quoique nous
nous fouvenions que dans cette circonftance nous avons
reftènti une grande douleur, nous n’avons qu’une foible
réminifoence de la fenfation même, tandis que nous
avons une mémoire nette des circonftances qui l’accom-
pagnoient & du temps où elle nous eft arrivée.
Pourquoi tout ce qui s’eft paffé dans notre enfance
eft-il prefque entièrement oublié! & pourquoi les vieillards
ont-ils un fouvenir plus préfent de ce qui leur eft
arrivé dans le moyen âge, que de ce qui leur arrive
dans leur vieilleffe! y a-t-il line meilleure preuve quç
Tome I V H