Dans cet état d’illufion & de ténèbres, nous voudrions
changer la nature même de notre ame ; elle ne
nous a été donnée que pour connoître, nous ne voudrions
l’employer qu’à fentir; fi nous pouvions étouffer
.en entier fa lumière , nous n’en regréterions pas la
perte, nous envierions volontiers le fort des infenfés:
comme ce n’eft plus que par intervalles que nous
fournies raifonnables, & que ces intervalles de raifon
nous font à charge & fe paffent en reproches fecrets,
nous voudrions les fupprimer; ainfi marchant toujours
d ’illufions en illufions, nous cherchons volontairement
à nous perdre de vue pour arriver bien-tôt à ne nous
plus connoître , & finir par. nous oublier.
Une paillon làns intervalles eft démence, & l’état de
démence ell pour lame un état de mort. De violentes
paffions avec des intervalles font des accès de folie,
des maladies de l’ame d’autant plus dangereufes qu’elles
font plus longues & plus fréquentes. La fageffe n’eft
que la fomme des intervalles de lànté que ces accès
nous laiffent, cette fomme n’eft point celle de notre
bonheur; car nous fentons alors que notre ame a été
malade, nous blâmons nos paffions, nous condamnons
nos aélions. La folie eft le germe du malheur, & c ’eft
la iàgeffe qui le développe; la plulpart de ceux qui fo
difent malheureux font des hommes paffionnés, c ’eft-
à-dire, des fous, auxquels il refte quelques intervalles
de raifon, pendant lefqueîs ils connoiffent leur folie, &
fentent par conféquent leur malheur; & comme il y a
élans les conditions élevées plus de faux delirs, plus de.
Vaines prétentions, plus de pallions defordonnées, plus
d’abus de fon ame, que dans les états inférieurs, les
grands- font làns doute de tous les hommes les moins
heureux.
Mais détournons les yeux de ces trilles objets & de
ces vérités humiliantes, conftdérons l ’homme làge, le
feui qui foit digne d être confidéré : maître de lui-même,,
il l’ell des évènemens; content de fon état, il ne veut
être que. comme il a toujours été, ne vivre que comme
il a toujours vécu; fe luffilànt à lui-même, il n’a qu’un
foible befoiir des autres, il ne peut leur être à charge;
occupé continuellement à exercer les facultés de fon
ame, il perfectionne fon entendement, il cultive fon
efprit , il acquiert de nouvelles connoiffances, & fe
fàtisfàit à tout inftant làns remords, làns dégoût, il jouit
de tout l’Univers en jouiffant de lui-même.
Un tel homme eft fans doute l ’être le plus heureux
de la Nature, il joint aux plaifirs du corps , qui lui font
communs avec les animaux, les joies, de l ’elprit, qui
ïi appartiennent qu’à lui : il a deux moyens d’être heureux,
qui s.’aident & fe fortifient mutuellement; & li par
un dérangement de lànté, ou par quelque autre, accident,
il vient à reffentir de la douleur, il foufire moins
qu’un autre, la force de Ion ame le foûtient, la raifon le
confole; il a même de la fatisfaélion en foufFrant,.c’elL
de fe fentir affez fort pour fouffrir..
La lànté de L’homme eft moins ferme & plnss