nuances ne font pas tous égaux à beaucoup près; que
plus les efpèces font élevées, moins elles font nom-
breufes, & plus les intervalles des nuances qui les féparent
y font grands; que les petites efpèces au contraire font
très-nombreufes, & en même temps plus voifines les
unes des autres, en forte qu’on eft d’autant plus tenté
de les confondre enfemble dans une même famille,
qu’elles nous embarraffent & nous fatiguent davantage
par leur multitude & par leurs petites différences, dont
nous fbmmes obligés de nous charger la mémoire: mais
il ne faut pas oublier que ces familles font notre ouvrage,
que nous ne les avons faites que pour le foulagement
de notre efprit, que s’il ne peut comprendre la fuite
réelle de tous les êtres, c’ eft notre faute & non pas
celle de la Nature, qui ne connoît point ces prétendues
familles, & ne contient en effet que des individus.
Un individu eft un être à part, ifolé, détaché, &
qui n’a rien de commun avec les autres êtres, finon
qu’il leur reflemble ou bien qu’il en diffère : tous les
individus femblables, qui exiftent fur la ffufàce de la
terre, font regardés comme compofant l’efpèce de
ces individus; cependant ce n’eft ni le nombre ni la
collection des individus femblables qui fait l’efpèce,
c’efl la fùcceffion confiante & le renouvellement non
interrompu de ces individus qui la conflituent; car un
être qui durerait toujours ne ferait pas une efpèce, non
plus qu’un million d’êtres femblables qui dureraient
aüflî toujours : l’efpèce eft donc un mot abftrait &
g é n é r a l,
général, dont la chofe n’exifte qu’en confidérant la
Nature dans la fùcceffion des temps, & dans la deftruc-
tion confiante & le renouvellement tout aufïï confiant
des êtres: c’eft en comparant la Nature d’aujourd’hui
à celle des autres temps, & les individus aétuels aux
individus paffés,.que nous avons pris une idée nette
de ce que l’on appelle efpèce, & la comparaifon du
nombre ou de la reffemblance des individus n’eft qu’une
idée acceffoire, & fouvent indépendante de la première;
car l’âne reffemble au cheval plus que le barbet au
levrier, & cependant le barbet & le février ne font
qu’une même efpèce rpuifqu’ilsproduifent enfemble des-
individus qui peuvent eux-mêmes en produire d’autres,
au lieu que le cheval & l’âne font certainement de différentes
efpèces, puifqu’ils ne produifent enfemble que
des individus vioiés & inféconds.
C ’eft donc dans la diverfité caraclériftiquc des efpèces
que les intervalles des nuances de la Nature font le
plus fenfibles & le mieux marqués, on pourrait même
dire que ces intervalles entre les efpèces font les plus
égaux & les moins variables de tous, puifqu’on peut toujours
tirer une ligne de féparation entre deux efpèces,
c ’e ft-à -d ire , entre deux fucceftîons d’individus qui
fe reproduifent & ne peuvent fe mêler, comme l’on
peut aufiî réunir en une feule efpèce deux fucceffions
d’individus qui fe reproduifent en fe mêlant: ce point
eft le plus fixe que nous ayons en Hiftoire Naturelle,
joutes les autres refîemblances & toutes les autres
Tome I V Ç c c