Enfin, un peu avant le coucher du soleil,
nous arrivâmes près d’une rivière où deux
bateaux nous attendaient. On nous dit qu’elle
se jetoit dans la baie sur laquelle Alkis est
situé, et que nous ne tarderions pas à arriver
dans cette ville. On mit M. Moor, deux .matelots
et moi, dans un bateau; M.Çhlebnikoff et le
reste de mes compagnons d’infortune dans
lautre. Les bateaux étoient garnis de nattes
tout à l ’en to u r , de sorte que nousne pouvions
voir que le ciel et ce qui se passoit dans notre
embarcation. Des hommes, dans une position
semblable à la nôtre, font attention à la moindre
chose, et cherchent dans tout une consolation.
Nous regardâmes donc cet arrangement
comme un présage favorable, supposant que
la défiance des Japonois avoit voulu nous dérober
la vue de la baie et du port de mer. S’il
en est ainsi, disions-nous, nos gardiens ont
raison d’affirmer que notre captivité ne peut
pas durer éternellement, et que tôt ou tard
nous serons délivrés. Autrement, pourquoi
nous auroient-ils caché l ’aspect de ce dont
nous pouvions nous servir pour leur nuire.
Cette réflexion ranima notre espérance.,, et
nous tranquillisa tellement, qu’oubliant entièrement
notre triste condition, nous caufcâmes
aussi gaiement que si le moment de
notre délivrance eut été près d’arriver. Cependant
nos bateaux étaient déjà entrés dans la
baie. Précisément à l’instant où nos espérances
étoient au plus haut degré, un soldat abattit
une natte, et nous fit signe que nous pouvions
nous lever pour regarder la baie et la ville.
Dieu ! comme dans un clin d’oeil l’avenir le
plus consolant disparut de nos coeurs, et fit
place au plus sombre désespoir! Nous crûmes
que notre délivrance future ne seroit qu’un
songe : les Japonois ne nous cachoient rien ;
par conséquent il étoit très-douteux qu’ils
nous rendissent la liberté. Cet incident nous
avoit accablés; néanmoins son effet violent ne
put bannir entièrement l’espérance; elle nous
consoloit encore. Nous nous rappelâmes
que , vingt ans auparavant, un bâtiment
de notre nation étoit arrivé dans cette baie;
ainsi les Japonois n’a voient pas de motif de
nous cacher ce que les Russes avoient vu
et connoissoient depuis long-temps. Nous
aurions, au reste, mieux aimé que Je soldat
n’eut pas abaissé la nalte qui étoit réellement
mise pour nous préserver des, mouches,
et nullement pour nous dérober la vue de la
fiaie et de la ville.