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mille dans un seul jour, et avec un seul filet. On lit
dans l’ouvrage de Redi sur les animaux vivans dans les
animaux vivans, que lors du second passage des anguilles
dans l’Arno, c’est-à-dire, lorsqu’elles remontent
de la mer vers les sources de ce fleuve de Toscane,
plus de deux cent mille peuvent tomber dans les filets,
quoique dans un très-court espace de'temps. Il y en a
üne si grande abondance dans les marais de Comma-
chio, qu’en 1782 on en pêcha 990,000 kilogrammes*.
Dans le Jutland, il est des rivages vers lesquels, dans
certaines saisons, on prend quelquefois d’un seul coup
de filet plus de neuf mille anguilles, dont quelques unes
pèsent de quatre à cinq kilogrammes. Et nous savons ,
par le citoyen Noël, qu’à Cléon près d’Elbeuf, et même
auprès de presque toutes les rives de la basse Seine,
il passe des troupes ou plutôt des légions si considérables
de petites anguilles, qu’on en remplit des seaux
et des baquets.
Cette abondance n’a pas empêché le goût le plus difficile
en bonne chère, et le luxe même le plus somptueux
, de rechercher l’anguille, et de la servir dans
leurs banquets. Cependant sa viscosité, le suc huileux
dont elle est imprégnée, la difficulté avec laquelle les
estomacs délicats en digèrent la chair, sa ressemblance
avec un serpent, l’ont fait regarder dans certains pays,
comme un aliment un peu mal-sain par les médecins,
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et comme un être impur par les esprits superstitieux.
Elle est comprise parmi les poissons en apparence
dénués d’écailles, que les lois religieuses des Juifs
interdisoient à ce peuple 3 et les réglemens de Numa ne
permettoient pas de les servir dans les sacrifices, sur
les tables des dieux1. Mais les défenses de quelques
législateurs, et les recommandations de ceux qui ont
écrit sur l’hygiène, ont été peu suivies et peu imitées ;
la saveur agréable de la chair de l’anguille, et le peu
de rareté de cette espèce , l’ont emporté sur ces ordres
ou ces conseils : on s’est rassuré par l’exemple d’un
grand nombre d’hommes , à la vérité, laborieux, qui,
vivant au milieu des marais, et ne se nourrissant que
d’anguilles, comme les pêcheurs des lacs de Comma-
chio auprès de Venise, ont cependant joui d’une santé
assez forte, présenté un tempérament robuste, atteint
une vieillesse avancée *; et l’on a, dans tous les temps
et dans presque tous les pays, consacré d’autant plus
d’instans à la pêche assez facile de cette murène, que
sa peau peut servir à beaucoup d’usages, que dans
plusieurs contrées on en fait des liens assez forts, et
que dans d’autres, comme, par exemple, dans quelques
parties de la Tartarie , et particulièrement dans celles
qui avoisinent la Chine, cette même peau remplace,
sans trop de désavantages, les vitres des fenêtres.
1 Pline, Lié, 32, chap. 2.
“ Spallanzani, Voyage déjà cité y yoL V I , page