étoient ternes et obscures. Des nuances éclatantes ont
frappé nos regards ; rarement elles ont été unies avee
des proportions agréables ; plus rarement encore elles
ont servi de parure à un être d’un instinct élevé. Et
cette sorte d’intelligence, ce mélange de l’éclat des
métaux, et des couleurs de l’arc céleste, cette rare conformation
de toutes les parties qui forment un même
tout et qu’un heureux accord a rassemblées , quand
les avons-nous vus départis avec des habitudes, pour
ainsi dire, sociales , des affections douces, et des
jouissances, en quelque sorte, sentimentales? C’est
cette réunion si digne d’intérêt, que nous allons cependant
montrer dans l’anguille. Et lorsque nous aurons
compris sous un seul point de vue sa forme déliée,
ses proportions sveltes, ses couleurs élégantes, ses
flexions gracieuses, . ses circonvolutions faciles , ses
élans rapides, sa natation soutenue, ses mouvemens
semblables à ceux du serpent, son industrie, son instinct
, son affection pour sa compagne , son espèce de
sociabilité, et les avantages que l’homme en retire
chaque jour, on ne sera pas surpris que les Grecques et
les Romaines les plus fameuses par leurs charmes
aient donné sa forme à un de leurs ornemens les plus
recherchés, et que l’on doive en reconnoître les traits,
de même que ceux des murénophis, sur de riches bracelets
antiques, peut-être aussi souvent que ceux des
couleuvres venimeuses dont on a voulu pendant longtemps
retrouver exclusivement l’image dans ces objets-
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de luxe et de parafe; on ne sera pas même .étonné que
ce peuple ancien et célèbre qui adoroit tous les objets
dans lesquels il voyoit quelque empreinte de la beauté,
de la bonté, de la prévoyance, du pouvoir ou du courroux
célestes, et qui se prosternoit devant les ibis et
les crocodiles, eût aussi accordé les honneurs divins à
l’animal que nous examinons. C’est ainsi que nous
avons vu l’énorme serpent devin obliger, par lefïroi,
des nations encore peu civilisées- des deux continens,
à courber une tête tremblante devant sa force redoutable
, que l’ignorance et la terreur avoient divinisée ;
et c’est ainsi encore que par l’effet d’une mythologie
plus excusable sans doute, mais bien plus surprenante,
car, fille cette fois de la reconnoissance et non pas
de la crainte , elle consacrait futilité et non pas la
puissance, les premiers habitans de l’isle Saint-Domingue,
de même que les Troglodytes dont Pline a
parlé dans son Histoire naturelle, vénéroient leur dieu
sous la forme d’une tortue *.
On ne s'attendait peut-être pas à trouver dans -l'anguille
tant de droits à l’attention. Quel est néanmoins
celui qui n’a pas vu cet animal? Quel est celui qui ne
croit pas être bien instruit de ce qui concerne un
* Le citoyen François (de NeufchâteaùJ, membre de l ’Institut national ,
m’ écrivoit le 16 germinal de l ’an 6, pendant qu’il ëtoit encore membre du
Directoire exécutif, et dans une lettre savante èt philosophique : « T a i vu
« à Saint-Domingue des vases qui servoient dans les cérémonies des premiers-
« habitans de l’isle. Ces vases, composés d’une sorte de lave grossièrement!
«taillée , figurent des tortues. m