1839.
Octobre.
nous accompagner dans leurs pirogues pendant presque
toute la journée, pour nous vendre le peu de provisions
qu’ils avaient apportées. Ces hommes, établis
tranquillement dans leurs petites embarcations,
paraissaient alors doux et hospitaliers, ils faisaient
preuve de bonne foi ; et, certes, si nous eussions dû
les juger sur ces apparences, je n’aurais eu que des
éloges à en faire. Mais je ne pouvais oublier le vol
fait à im matelot de la Zélée, d’un fusil de chasse,
et l’air d’insouciance avec lequel le chef du village
avait appris cet attentat commis par un de ses subordonnés;
un nouveau fait, que je n’ai appris qu’aujourd’hui,
est venu encore confirmer les doutes que
je conservais sur les sentiments de probité que ces
hommes à demi civilisés affectaient dans leurs dehors,
et qui sont si propres à faire abandonner aux voyageurs
les méfiances que j’avais pour tous les peuples
sauvages. Hier, M. Ducorps se promenait dans le village,
en cherchant à acquérir quelques bestiaux pour
l’équipage ; n’écoutant qu’un zèle louable pour tâcher
d’obtenir de ces hommes quelques vivres frais, il eut
l’imprudence de montrer à deux naturels une pièce
d’or qu’il portait dans sa poche. Dès ce moment
ces deux indigènes s’attachèrent à ses pas, et bien
qu’ils ne se fussent point concertés ensemble sur
les moyens de s’approprier l’or qu’ils avaient vu,
ils parurent agir comme s’ils se fussent communiqué
leurs idées. Ils cherchèrent d’abord, par les procédés
les plus amicaux, à capter la confiance. Tous
les deux étaient armés de kriss, et tout en paraissaiit
chercher des oiseaux dans la forêt, où
M. Ducorps s’était engagé, comme s’ils n’avaient eu
d’autre désir que celui de diriger cet officier dans
sa chasse et d’en assurer le succès, ces hommes
avaient conservé une allure suspecte qui n’avait pu
lui échapper. Déjà M. Ducorps, soupçonnant de
mauvaises intentions à ses guides, se tenait sur
la défensive, lorsque ceux-ci, apercevant des oiseaux
dans la forêt, renouvelèrent leurs insistances
auprès de cet officier pour qu’il déchargeât son arme.
Jusque-là, M. Ducorps, rendu prudent par ses soupçons,
avait résisté à toutes les tentations de ce genre,
il se refusa encore à leurs désirs. Il vit alors les deux
naturels se rapprocher, échanger quelques mots, puis
se séparer et chercher à se placer, l’un devant lu i,
l’autre derrière. En même temps il remarqua que l’un
d’eux portait la main à son kriss, dont il tenait la lame
à moitié dégagée du fourreau ; aussitôt pour lui ses
doutes se changèrent en certitude, et il crut le moment
venu de faire une démonstration décisive,
et de leur prouver qu’il avait deviné leur machination
criminelle. Il se retourna vivement, et mettant
en joue 1 homme qui le suivait, et qui, sans
doute, d après les habitudes des sauvages, était celui
qui devait porter le premier coup, il le somma de
passer devant lui. Aussitôt ce malheureux se jeta
aux pieds de l’officier, lui demandant grâce de
la vie, tandis que son camarade, voyant le complot
démasqué, fuyait à toutes jambes. Dès lors M. Dii-
corps n avait plus rien à craindre, il releva son arme.