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été la cause de cet accident. Ernest en fut quitte pour une légère
brûlure à la main. Nous retrouvâmes à une grande distance quelques
uns des morceaux de la poire à poudre, tordus et brûlés.
A la sortie du détroit, les corvettes prii’ent leur course vers les
régions polaires ; pendant cette longue et pénible navigation , la
gaîté, la douce humeur d’Ernest ne se démentirent pas un seul
instant au milieu de l’ennui, des privations et des fatigues qui
ordinairement aigrissent les caractères les mieux faits. Pendant
les journées les plus obscures, par le froid le plus rigoureux,
assis sur la dunette, pouvant à peine tenir son crayon dans ses
doigts glacés, il couvrait les pages de son album , des formes si
diverses, si bizarres des glaçons qui nous entouraient. Il accumulait
les matériaux qui lui servirent pour achever, pendant notre
relâche à Talcahuano, ces quatre dessins admirables, qui repré-
senlent avec tant de vérité les régions désolées des mers antarctiques.
Ces cjuatre dessins furent envoyés au ministre de la marine, et
mis sous les yeux du roi. S. M. en fut si satisfaite, qu’elle témoigna
le désir de les voir repi'oduits sur la toile par le célèbre peintre
de marine, Gudin ; mais ce désir ne put être exaucé, on ne
pouvait disposer de ces dessins sans le consentement de leur auteur,
dont ils étaient la propriété si légitime*.
Désormais nous allions parcourir pendant longtemps les mers
intertropicales , visiter ces nombreuses îles semées dans le vaste
Océan pacifique. Goupil allait voir se réaliser ses rêves d’artiste ,
il allait contempler cette belle nature, ces magnifiques forêts
vierges , dont son imagination lui retraçait sans cesse les riants
tableaux. Son attente ne fut point trompée ; cette végétation grandiose,
variée à l ’infini, ces massifs de bananiers aux larges feuilles,
et de plantes gigantesques , ces bouquets de cocotiers élancés se
balançant à la brise sous un ciel si bleu ; ce beau climat, ses pit*
L a lith o g ra p h ie a re n d u avec b o n h e u r ces q u a tre dessins d an s l’a lb um p itto
resque du voyage. Ils re p ré s e n ten t ; 1“ Un coup de v e n t au p rès des îles
l'ow e ll; 2° les co rv ette s n a v ig u a n t d an s la b a n q u is e ; 3° les corv ette s ren fe rm ée s
dan s la b a n q u is e ; 4“ la vue des te rre s de Louis-Philippe.
BIOGRAPHIES. 38N/
toresques habitants, etc ., formaient des tableaux qui laissaient
bien loin derrière eux tous ce que Goupil avait pu s’imaginer.
Mais ce qui aurait dû le combler de joie fut précisément la
cause de son découragement ; il aurait voulu passer des mois entiers
à étudier, à représenter cette belle nature sous tous ses aspects
, dans tous ses détails ; mais il ne pouvait en être ainsi, nos
relâches les plus longues étaient à peine de huit jours, et ce court
espace de temps, Goupil était forcé de l’employer à tracer à la hâte
le plus grand nombre possible d’esquisses, matériaux de la publication
du voyage.
Les relâches se succédaient ainsi, coui’tes et rapides, et ces nom.
breusesîles se déroulaient devant l’artiste, vagues et insaisissables,
panorama mouvant des sites les plus pittoresques. Et lorsqu’il
aurait voulu les étudier dans leurs plus petits détails, à
peine avait-il le temps de fixer leur image fugitive.
C’était pour lui le supplice de Tantale! Aussi ^ souvent un profond
découragement, une sombre tristesse s’emparaient de lu i, et
ne cédaient qu’avec peine aux consolations de ses amis , dont les
discours s’efforçaient sans cesse de relever son courage.
Bien des fois, s’il n’eût été retenu par des engagements (|u’il
considérait comme sacrés, il eût demandé à débarquer sur quelqu’une
de ces îles océaniennes, où il aurait pu à son aise étudier
la nature et l’ecueillir d’importants matériaux.
Son découragement prenait aussi sa source dans un sentiment
de modestie exagérée et de défiance de lui-même ; car il n ’est
pas douteux qu’avec les simples esquisses qu’il recueillait, il n’eût
un jour produit d’excellents tableaux, et il était notoire pour
tous que son talent grandissait de jour en jour.
Nous rapporterons ici un trait qui aidera à donner de son
caractère et de son amour de l’art une idée exacte. 11 avait écrit
en grosses lettres, sur une feuille de papier, ces deux noms :
Claude le Lorrain. — Huysmans, et avait collé cette inscription
au fonton de son secrétaire, de manière à avoir toujours pi é-
sent aux yeux el à la pensée, le nom et les oeuvres de ces deux
grands artistes, qu’il avait choisis pour modèles. Ces deux mots