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sensation. Menacés de nouvelles calamités, nous éprouvâmes,
les jours suivants, de fortes brises d’est qui nous forcèrent de tenir
la cape le 12. Nous fûmes rejetés dans l’ouest; nous étions
alors par 38® 4i de latitude sud, et depuis notre départ de Sumatra,
nous n’avions pas encore eu une journée de bon vent.
Les courants commencèrent à porter au nord avec force.
L e i4 novembre, le nomméBilloud, jeune matelot qui provenait
aussi de XAriane, fut moissonné par la cruelle maladie qui avait
fait de nos pauvres corvettes un hôpital ; elle prenait chaque jour
plus d’intensité , et jusqu’alors un seul homme s’en était relevé.
La brise qui se fit le lendemain à l’O. N. 0 , et au N. 0 ., vint ranimer
un peu nos espérances. La température de l’air s’était con-
sidéi’ablement refroidie et variait entre 10 et 15 degrés.
Le J 7, cette brise nous abandonna et nous vîmes la mort nous
ravir encore un de nos compagnons; le nommé G ogue t, un de
nos matelots les plus robustes et les plus courageux, succomba
après avoir longtemps lutté contre les atteintes du mal avec un
courage et une résignation qui rendirent cet événement d’autant
plus triste. L u canot de X Astrolabe, qui vint à bord dans la jo u r née
, nous apprit les nouvelles les plus affligeantes ; elle avait
déjà perdu trois hommes. Le lendemain nous rencontrâmes un
grand trois-mâts faisant la même loute que nous, et qui nous
dépassa. Nous eûmes encore deux jours de biises si faibles et
variables du N, N. E. au N. 0 ., qu’elles nous permirent à peine
d’avancer de quelques milles. Quand le vent passait à l’ouest, il
tournait presque aussitôt au S. O. et au S. E.
Ces contrariétés contribuaient beaucoup à abattre le moral des
hommes atteints par l’épidémie ; car aucun d’eux n’ignorait combien
nous étions loin de tout p or t, et la prolongation forcée de
leur séjour à bord entretenait', malgré toutes les précautions qu’on
prenait, un germe de maladie qui tendait à se développer de plus
en plus. Presque chaque jour nous avions de nouveaux cas.
Le 23 fut une de nos journées les plus funestes, car nous perdîmes,
à quelques heures de distance) deux hommes, dont nn, le
nommé Delorme, était malade depuis 5o jours et supportait ses
souflranccs avec le plus grand courage; l’autre, nommé F a b r j,
un de nos meilleurs matelots , aussi intrépide que dévoué, fut
enlevé par une maladie de foie à laquelle la dyssenterie, qui élait
devenue tout à fait épidémique, était venue se mêler.
Le 26 , le nommé Reboul, magasinier du bord, atteint de fièvres
depuis Batavia, succomba à la dyssenterie qui vint compliquer
les nombreuses rechutes qu’il avait eues., C’était à la fois
un bon marin et un bon comptable. J’avais déjà été à même de
l’apprécier sur un autre bâtiment, cl sa mort me fil beaucoup de
peine;dl laissait dans le besoin une nombreuse famille.
Le 27, le vent tourna au N. E. et a u N ., le ciel se couvrit et
nous fil espérer un changement de temps qui ranima un peu nos
espérances. Nous avions tant besoin d’un vent Tivorable pour
sauver le reste de nos malades ! Un d’eux, notre bon camarade
Pavin de Lafarge, enseigne de vaisseau , fut victime d’une rechute
après cinq jours de grandes souffrances. Cette mort nous plongea
tous dans i affliction ; nous étions depuis si longtemps ensemble
et si unis , qu’il semblait qu’elle nous enlevait un membre de la
famille; ses derniers moments furent déchirants, car un délire
affreux s’empara de lui. A peine eut-il quelques éclairs de retour
à la raison pour faire quelques dispositions pour sa famille dont
il était chéri et qu’il aimait tant. Ce délire manqua de faire connaître
son état à l’autre officier qui était malade à côté de lui, et
nous eûmes bien de la peine à lui cacher une mort qui pouvait
dans oe moment lui porter le dernier coup. Le lendemain nous
rendîmes les derniers devoirs à notre infortuné compagnon ; il n’y
eut point d’honneurs militaires, à cause de notre fâcheuse position,
car c’eût été jeter l’alarme parmi les autres malades, et avant de
confier ses dépouilles à l’abîme, la religion, à laquelle il eût rendu
publiquement hommage avant sa mort, s’il eût eu l’usage de sa
raison, fut invoquée pour les bénir. Nous dîmes encore un dernier
adieu à notre bon camarade, moment triste et pénible, surtout à
bord, où l’ami qu’on perd est privé même de la consolation de
laisser après lui une tombe où ses parents el ses amis peuvent
venir de temps en temps lui donner une larme.