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On voit beaucoup de ces bigarrures dans les panneaux des grïhjiâs
ftnêtres de l'églife de Notre-Dame du Puy, ainfi que dans ceux des
dglifes de Gouda, dé Landos,de Saint-Paulim, &c.
Cette magnifique route vous conduit pompeufement au plus déteftable
pays que je connoifle en France , & c'eft hélas le mien. A peine
e(l-on parvenu au milieu de la côte , qu'on commence à.s'appercevoir
d'un changement total de climat, & l'étonnement redouble lorfqu'on fe
trouve guindé à la Chavadt.
Nouveau ciel, nouvelles terres ; on Croît être arrivé en Norvège ou
en Laponie. On avoit voyagé depuis Aubenas jufques à Maires , dans
des gorges étroites à la vérité & fort profondes, mais outre que les mon- •
tagnes qui les bordent font prefque dans toute la longueur de leur pente
rapide , couvertes de vignobles, de châtaigners,de mûriers , les prairies
quiregnentle long del 'eauont une verdure fi éclatante que l'oeilne peut
l'e rafiiifier de les contempler. Ce fpeftacle eil agréablement diverfifi^
par une infinité de petites terralles , difpofées en amphitéâtre les unes
fur les autres, où l 'aaivité induftrieufe des habitans a fu conduire avec'
tant d'art les eaux qui fe précipitent des hauteurs , que"la végétation y
eft admirable en plufieurs fortes de grains & de légumes : le climat ell
d'une température délicieufe , & il eft aifé de juger à la fraîcheur des
vifages que l'on rencontre fur fes pas, que la multitude des arbres dont
ces gorges fauvages font couvertes, y donne à l'air une falubrité qu'on
ne trouveroit peut-être pas dans les plus riantes plaines de France.
Tout ceci a abfolument difparu au pied de la côte de Maires , & le
beau chemin qu'on y a fait, n'empêche pas qu'elle ne foit la trifle avenue
d'un pays encore plus trifte.
A peine y a-t-on mis le pied ,-que la vue commence à s'égarer au loin
dans des régions toutes couvertes de neige, & l'on eft accueilli d'un
vent glacial qui vous replonge dans les rigueurs de l'hyver à la fuite du
printemps dont on venoit de goûter les douceurs dans le bas Vivarais.
Si l'arrivée de l'été a fait difparoître les neiges, l'oeil n'eft guere plus
refait dans une étendue de plufieurs lieues ; vous marche! les heures
entières fur la pelouie ou fur le roc recouvert d'un peu de terre mêlée
de gravier, fans voir un arbre ni un feul buiflbn , quelques forêts de
pins y préfentent feulement de loin en loin leur morne verdure; il eft:
même des arrondifiemens de 2 ou 3 lieues où il eft impoflible de reconnoitre
le moindre veftige ni d'arbres ni d'arbuftes.
En général tous les enclos des champs & des prairies y font formés,
de petits murs à pierre feche,ou de fapins hériffés de branches coupées
à un pied du corps de l'arbre , & pofées par leur travers fur des fourches
de bois. D é f i chétives paliflades n'annoncent pas de belles fermes ou de
riches hameaux. Prefque tous les villages n'ont guere que vingt ou trentechaumières
difperfées çà & là, & la plûpart couvertes de paille ; l'on ne
fauroit y pénétrer qu'en entrant dans la boue jufqu'à mi-jambes, mais
le payfan haulTé fur des fabots de demi-pied de haut qu'il porte toute
l'année , ne s'en met guere en peine. Ni planchers, ni pavés, ni étagesdans
ces miférables cabanes; les hommes & les beftiaux y vivent fous
le même toit en plate terre , & ne font féparés que par une cloifon
de planche. Il ne faut pas s'imaginer que quand la nuit eft arrivée on
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ait là des chandelles ou de Thulle pour s'éclairer. Quelques morceaux
de coeur de pins ou d'autres bois réiîneux qu'ils allument dans une
pierre creufe, voilà leurs bougies. Pour du v in, il n'en eft pas queftion :
on en. trouve à la vérité quelque peu chez les plus aifés, & cela pour
des befoins preflans; mais conftamment le laboureur avec toute fa fuite
n'a là que de l'eau claire à boire. Leur nourriture ordinaire c'eft du pain
de feigle ou d'orge groiîîérement pafle, des navets, des pommes de
terre, rarement du fromage ou du lard. Ici comme ailleurs , le plus
rance eft le plus favoureuxà leur goût. L a nature leur indiqueroit-elle par
là que c'eft en même-temps le plus fain , ainiî que vous l'avez obfervé
dans une des notes de l'édition que vous avez donnée de Bernard Palifly.
Ces chaumieres, telles que je viens de vous les peindre, font dans la
plus exade vérité la demeure des trois quarts des habitans des campagnes
du haut Vivarais , du Gevaudan- & du Velay. Toutes pauvres
qu'elles font, elles deviennent des afyles délicieux pour les voyageurs
qui font aiîez heureux que de les rencontrer, lorfqu'ils ont été furpris
par les tourbillons de neige que le vent excite fréquemment dans ces
contrées. Il eft des régions en Europe & dans l'Amérique feptentrionale
où le froid eft peut-être plus vi f ôc plus long qu'ici, & où il tombe
une plus grande abondance de neige , mais dès que la terre en eft une
fois couverte à une certaine hauteur , le calme y regne aiTez conftamment
dans les airs, & l'on peut fans rien rifquer, au moins du côté des
vents, y entreprendre de longs voyages fur des traîneaux -, mais ici ce
qu'on appelle , la bife , la traverje , le marin , fe déchaînant prefque
fans interruption , tranfportent les neiges qu'ils divifenc comme de la
cendre , tantôt d'un côté & tantôt de l'autre , en forment des amoncelemens
qui reilêmblent à des dunes, & il arrive quelquefois que des
maifons de 12 ou 15 pieds de haut fe trouvent enfevelies fous ces amas
de neige qu'on appelle ici des congeres.
Les voyageurs les plus accoutumés à rouler dans le pays , lorfqu'ils
font accueillis de cette tempête, perdent bien vite la trace des chemins;
ils errent à l'aventure fans favoir s'ils avancent ou s'ils reculent. La
neige quiles aveugle, jointe au mugiilementdes vents ôc àun brouillard
épais qui fe répand dans l'athmofphere , les empêche de diftinguer
les iignaux auxquels ils pourroient fe reconnoitre j ils ne peuvent pas
même voir. Se encore moins entendre leurs compagnons de voyage à
trois pas de diftance , & c'eft ainiî qu'ils fe trouvent en un danger eminent
de périr.
. Pour veiller à leur confervation autant qu'il eft poflîble , on a bordé
tous les grands chemins, dans les endroits les plus périlleux, depiles de
maçonnerie de 1.0 à 12 pieds de haut, à peu de diftance les unes des
autres, & on ne manque pas, par-tout où il y a des cloches, de les mettre
en branle , & de fonner très-long-temps, fur-tout à l'entrée de la
nuit. On fauve ainfi la vie à bien du monde^j le voyageur égaré reprend
courage à ce fignal favorable, 8c fait ce qu'il peut pour gagner l'afyle que
le bruit des cloches lui indique.. Mais tous ces fecours d iâés par l'humanité
font bien fouvent infufiifans, & il ne fe pafle guere d'année qu'on
ne trouve:au dégel les.cadavres de gens qui n'ont pas eu aflez de vigueur
pour fe déeaser des neiges dans lefquelles ils s'étoient enfevelis. On
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