
entreprise; pour se mettre à l’abri de ces conséquences, il a soin d’emporter
avec lui, le jour fixé pour effectuer sa résolution, l’écrit qu’il
vient d’achever, et qui doit le justifier. Il s’occupe à la bourse de ses
affaires habituelles, dîne avec ses parens, fait sa partie au café, boit
par deux fois à' l’auberge une quantité modérée de vin ; tout cela se passe
sans que personne observe en lui le moindre égarement. Il va au spectacle,
il en sort parce qu’il est de trop bonne heure ; il y rentre, et après
qu’il s’est bien assuré de la présence des deux femmes, il pénètre dans
leur loge sans heurtera la porte, et exécute avec promptitude le double
assassinat. On n’aperçoit pas non plus de traces d’aliénation d’esprit dans
la conduite antérieure du prévenu. Toutes les personnes chez qui il a
travaillé, et qui ont été entendues, l’ont peint comme un homme rangé,
assidu ; il n’a point fait de tentatives messéantes ni insensées pour s’introduire
dans la maison ou auprès des deux personnes assassinées. Le
prévenu a , il est vrai, exécuté son dessein au théâtre et en présence de
beaucoup de monde, mais cela ne prouve nullement sa démence,
puisque de son propre aveu il n’a pas pu commettre l’assassinat dans un
autre endroit. On ne peut pas non plus tirer d’induction de ce qu’il ne
s’est pas échappé, car outre qu’il ne pouvoit guères espérer d’en venir
à bout, il se fioit vraisemblablement à l ’écrit qu’il avoit fait pour se
justifier. Cette pièce est rédigée avec suite , et écrite sur la même sorte
de papier, et avec la même encre; elle a par conséquent été composée
dans un espace de temps assez court. Le jour de l’assassinat, le prévenu
a pris sur lui cet écrit pour qu’il servît à sa justification, et c’est
probablement au même motif que nous devons son existence. Si le
prévenu écrit réellement que la plus âgée des deux femmes l’a ensorcelé,
ce n’est pas là de la démence, mais un préjugé qui est encore assez
commun en Italie parmi les personnes de sa condition. La faculté conclut
de tout ce qui précède qu’il n’existe rien dont il puisse résulter
que le prévenu étoit atteint d’une aliénation totale ou partielle. Dans
le cas néanmoins où l’on prouveroit positivement l’aliénation du prévenu,
la faculté est d’avis qu’on ne peut le laisser aller avec sécurité
dans la société, car il seroit d’autant moins aisé de déclarer précisé»
ment qu’il est guéri ou délivré de sa folie, qu’on n’a aperçu en lui
aucune trace d’aliénation d’esprit avant le meurtre affreux qu’il a
commis.
Les questions posées par la faculté en tête de son avis, furent envoyées
à Trieste, avec injonction aux deux tribunaux de délibérer de
nouveau sur l’affaire après que les gens de l’art auroient donné leur avis,
et que le résultat de la délibération seroit, avec toute la procédure,
soumise à la Cour suprême de justice.
Nous allons donner un extrait de l’avis des médecins de Trieste, en
laissant de côté les nombreuses citations dont il étoit étayé.
Le prévenu étoit depuis long-temps atteint d’une mélancolie profonde
, qui lui présentoit les fantômes de son imagination comme des
objets réels, le privoit de l’usage de sa raison , et enfin avoit dégénéré
en mélancolie furieuse ; c’est dans un de ces accès de fureur qu’il a
commis le double assassinat. Son système nerveux est extrêmement irritable;
il est d’un tempérament sanguin-bilieux qui, pour le moindre
sujet, peut exciter dans l’ame les mouvemens les plus violens. L’extérieur
de cet individu annonce la mélancolie, Cet indice est encore
confirmé par sa conduite tranquille, son imagination vive, et cette inquiétude
continuelle qui le fait aller d’un endroit à un autre, sans
pouvoir en donner une raison plausible. Une circonstance qui peut
avoir beaucoup contribué à augmenter cette disposition mélancolique,
c’est que le prévenu ayant attrapé la gale à l’âge de seize ans, n’en fut
pas bien guéri ; on la fit rentrer par des onguens sulfureux. L’action
de cette matière morbifique rentrée, sur le genre nerveux du prévenu,
déjà très-irritable, engendra probablement ce dérangement d’esprit
appelé parles médecins melancoliaNarcissi, et qui consiste en ce que
l’individu qui en est attaqué, a un amour singulier de sa personne, et se
croit l’objet de l'adoration de toutes les femmes ; plusieurs témoins on
dit que tel étoit l’état du prévenu. Sa mélancolie explique son état de
mécontentement, son inquiétude continuelle, et ce penchant à entreprendre
des voyages sans but, quoiqu’il manquât des moyens nécessaires.
Voilà pourquoi il a pu supporter le froid, la chaleur, et le
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