bâillon. Lorsque leur patient se trouva engagé dans la
ruelle, ils se jetèrent sur lui, et pendant qu’un d’eux
tenait la pièce de toile fortement appliquée sur sa bouche,
les deux autres exécutèrent la sentence. C’était plaisir à
voir, ils y allaient réellement de tout coeur. Lorsqu’ils
eurent enfin consciencieusement gagné leur argent, ils se
retirèrent et vinrent remettre le bâillon et les kourbach
à ceux qui après avoir prononcé l’arrêt, avaient voulu
s’assurer de son exécution. Un de ces âniers nous avait
accompagnés dans nos excursions àMemphis, aux Pyramides,
et dans notre voyage au Sinaï. Il se nommait
Ibrahim. Quoique vieux déjà, il était encore fort et vigoureux,
et pouvait suivre son âne lors même qu’il était lancé
au grand galop. J ’eus la chance de pouvoir me procurer
les deux kourbach, et comme elles ont servi à l’exécution
d’une sentence inspirée par un sentiment de justice suprême
, je les conserve avec soin, les considérant à l’égal
des cordes des pendus qui portent, dit-on, bonheur.
On peut bien se figurer l’état dans lequel ce méchant
homme se trouvait lorsqu’il rentra à l’hôtel. Le lendemain
de bonne heure, il me fit appeler. Il était couché sur le
ventre et dans une excitation fébrile qui l’avait tenu
éveillé pendant toute la nuit. Il se plaignait beaucoup
des. meurtrissures dont son dos était couvert et qui
étaient larges e,t nombreuses, car chaque coup vigoureusement
porté, avait laissé sa marque. L ayant questionné
sur ce qui lui était arrivé, il me répondit que le
Caire était une ville remplie de brigands et de voleurs ;
qu’il avait été assailli la veille au soir, par plus de douze
individus, la figure noircie et armés jusqu’aux dents, qui
l’avaient dévalisé et laissé pour mort. Il me représenta
que seul contre douze, il n’avait pu se défendre ; que s ils
n’eussent été que six, il les aurait certainement mis en fuite.
Il me fut facile de lui prouver qu’il n’avait pas été volé.
Alors, se ravisant, il se posa en homme à bonnes fortunes
qui aurait été la victime delà jalousie d’un mari. Tous ces
brigands qui l’avaient assailli, devaient être, disait-il, des
cavas chargés de venger un outrage peut-être imaginaire.
Je ne lui dissimulai pas combien une telle supposition
me paraissait invraisemblable ; en Orient, les maris outragés
ne s’amusent pas à faire administrer quelques coups
de kourbach, mais ont toujours recours à un moyen
plus prompt, plus sûr : un stylet, un lacet, font justice
de celui dont ils croient avoir à se plaindre. Je lui demandai
si lui.aussi ne s’était pas livré à quelque acte de
brutalité envers l’une ou l’autre personne de la ville. Il me
répondit que non, car selon lui, un pauvre Arabe n’était
pas une personne, un pauvre Arabe était l’équivalent de
rien. Il me rapporta alors assez exactement ce qui s’était
passé la .veille dans la grande rue dû Mouski. Je tâchai
de lui faire comprendre combien une telle action était
répréhensible, et je lui déclarai franchement qu’il y avait
de la lâcheté à frapper un malheureux sans défense. Il ne
voulut pas entendre raison, assura qu’il saurait bien