Les Vénitiens q u i, long-temps maîtres de la Morée, y bâtissaient des forts, en y
perçant des routes pavées, paraissent, n’avoir jamais songé à relever un plan exact
de sa surface et de ses contours; du moins ne connaissons-nous rien d’eux en ce
genre. Coron e lli1 ne nous en a laissé qu’un petit figuré dans sa carte des parties
orientales de la Méditerranée, et cette représentation est toujours bizarre; elle est
encore quasi-copiée de Mercator. A peine le profond golfe de Goron y , est-il indiqué
, on n’en trouve guère que le nom; celui de La conie, q ui s’appelle Colocbina ,
désignation employée pour la première fois dans le moyen âge, est aussi beaucoup
trop ouvert. L ’étendue des flots qui baignent la Messéiiie s’appelait mer de Sapience2,
et nous trouvons ce nom conservé jusque sur la carte de Belin, en 1771,. La Morée
était alors divisée en quatre provinces , savoir : celle de Sacania ou Pelite-Romanie,
qui répondait à l!aniique A rgolide , à la Corinthie et à la S iç ÿon ie ; du Brachio di
Maina (bras du Magne) ôûT za con ia (nom encore demeuré au canton de Saint-Pierre
par corruption de L a co n ie ), qui représentait l’Arcadie et la Laconie des anciens;
de Belvedera,-.qui était la Mgssénie avec l’É lide,:et de Chiarenza ou duché de Cla-
rence, qui fut l ’A chaïe méridionale. Ce nom d’A chaïe, des plus antiques, qui date
des temps fabuleux et qui fut commun a l’A ttique avec ses annexes, se conserva
for t tard dans l’histoire moderne; l’o n trouve encore au temps des croisades des
princes et princesses d’A chaïe , jouant un rôle assez important.
Pou r rappeler l ’époque qui précède les données exactes et faire connaître l ’idée
qu’on se formait de la configuration du p a y s , lorsque la géographie languissait
encore dans un véritable état d’enfance; j’ai reproduit dans la vignette-qu’on trouve ■
à la fin du présent -chapitre, une^arte de la Morée sous la domination vénitienne.
L e contour en est pris du^géographe Delisle, qui fut de l’A cadémie des sciences
vers le commencement du dernier siècle.; i l est à p eu de chose près celui qu’en avait
tracé Mercator.
C’est en 1 .76 4 que Banville, dans une carte d’Europe en deux parties, dédiée à
L ou is-P h ilip p e d’Orléans, donna d’une contrée si célèbre et pourtant jusqu’à lui
si défiguréè, une carte où nous la voyons enfin représentée d’une manière assez
conforme à la réalité : la figure des côtes s’y prononça mieux ; les golfes de
Messénie et de Laconie s’y creusèrent davantage; l’extrémité de l’Argolide n’y finit
plus en pointe, mais ressembla encore plus au pied d’une botte que n’y ressemblent
les Calabres au sud de l ’Italiè; Sparte s’y trouve soigneusement distingué de Mistra,
(1) Atlante Veneto, inÿfol., Venise, 1690, .dédié à la sérénissime République et au sçrénissime
prince Francisco Morosini. — (2) Mare de Sapitnza. '«.Au sortir de l’Adriatique et de la mer
{< Ionienne, on entre dans la mer de Sapience, qui :préhcÎ son nom de cette île, qui est adjacënte
« à la Morée, et qui, .confinant par l’occident avec la mer •Ionienne, s’étend à l’orient jusqu’a
« l’Archipel.» (Trad. de Coronelli.)
dont l’emplacement est assez bien établi; Messène y est aussi parfaitement.en son
lieu , par rapport à Nisi e tAndrou ssa; l’auteur y indique Carithène, quoique dans
les cartes antérieures on reconnût à peine éè lieu fort sousUe nom de Castena, jeté
comme au hasard entre l’A lphée et l’Eurotas. Tripolitsa, qu’on n’a encore vù sur
aucune des cartes précédentes, gst déjà mentionné dans cëlle-ci comme une ville
importante aü milieu d’u n canton ou circulent des ruisseaux sans embouchure, se
perdant dans leurs Katavotrons \ Q u i croirait qu’après le beau travail du premier
de nos géographes, des entrepreneurs de gravure (ils ne m éritent pas d’autre n om)
soient retombés dans les erreurs du moyen âge , et qu’ils aient reproduit, lorsque
l’expédition subrepdce d’O r lb f appela l’attention de l ’E urope sur la malheureuse
Grè ce , des griffonnages dignes des temps des Mercator et de^Delisle? TJn'ë grande
carte russe de 1797» remontant encore plus haut, semblë!avoir puisé ses élémens
dans les premières éditions de Ptolémée» et les notes en g re c , avec la multitude des
accessoires dont on l’a surchargée, ne la rendent pas meilleure. Son exécution est
d’ailleurs digne de pitié.
Il est certain, par des pièces que j ’ai eues sous les yeux ^ q u e , lorsqu’i l était
sur les bords du N il, Bonaparte tourna son attention vers la G rè ce , pensant qu’un
soulèvement y pourrait en temps utile produire une diversion favorable au x opérations
de l'armée d’É gypte. J’ai conduit précédemment le lecteur à Marathonisi ,
chez un Beyzades du Magne, avec le père duquel l’agent du vainqueur des Pyramides
entra en pourparlers. Les circonstances ayant fait ajourner les projets de 179 8 ,
l ’Empereur ne perdit cependant pas la Morée de vu e , et lorsqu’en 1807 M. Barbier
Dubocage en dressa une carte, qui e^J devenuetîa propriété dé notre dépôt de la
guerre, Sa Majesté n’en permit pas la mise en venté, se réservant d’autoriser sa
publication quand il en jugerait le temps opportun. Le vernis politique donné par
la volonté de l’Empereur au retard apporté dans la mise au jou r d’une oeuvre dont
l’exécution soignée passait pou r belle quand l’art était moins avancé qu’il ne l’ést
aujourd’h u i, valut beaucoup de réputation à la nouvelle carte de Morée, qui devint
dès-lors célèbre parmi les géographes en raison de la difficulté qu’on avait a. se la
»procurer; elle fut même la base de la plupart des compositions géographiques ou
le Péloponnèse entrait pou r quelque chose; on en reconnaît les traces jusque chez
Arowsmith, aux fautes énormes que celui-ci en ¿'’ reproduites. Sans s’informer par
quelle voië^ce graveur anglais dut se procurer un modèle que l’Empereur avait jugé
devoir ne pas sortir de France, on ne peut méconnaître.dans les deux ouvrages une
" (1)' La carte du même auteur, intitulée Groecioe antiquoe specimen geograpMéum; et qùr parut
en 1762, est construite sur les mêmes bases, â'v.ec les noms anciens, au lieu des noms modernes;
elle fut ce qu’on eut de mieux pour les formes; on la copiait et recopiait dans les atlas d’Ana-
charsis, ainsi qu’en tête de plusieurs autres, jusqu’à la belle publication du colonel Lapie (y. p. 17).